L’Etat français a-t-il une vision stratégique dans l’affaire Veolia/Engie ?

Publié le 02 décembre 2020 par Infoguerre

Alors que ses résultats trimestriels plongent sous l’effet de la pandémie Covid 19, Engie annonce, fin juillet, une réorganisation d’une partie de ses activités, l’accélération de ses investissements dans les énergies renouvelables ainsi qu’un nouveau programme de cession incluant sa participation au sein du capital de Suez.

Ce changement de cap d’Engie déclenche l’opération « sonate » lancée par le groupe Véolia, le géant français des services de l’environnement. Cette démarche offensive vise à acquérir la participation d’Engie, qui détient 32% du capital de Suez. Ce n’est pas la première fois que Veolia exprime sa volonté de prendre une position importante au sein de Suez. En 2007, Henri Proglio alors PDG de Veolia, indique au Financial Times qu’en cas de vente des actifs de Suez, son groupe serait clairement intéressé mais qu’il attendait un changement de gouvernement (1).

Une volonté d’OPA de Veolia déjà ancienne

Le 31 août, Veolia dévoile sa proposition de racheter à Engie 29,9% de sa participation au capital de Suez (sur les 32,2%) en formulant une offre d’achat rehaussée à 3,4 milliards (initialement cette offre s’élevait à 2,9 milliards) portant la valeur de l’action à presque 18 euros alors que sa valorisation en bourse atteint environ 12 euros.

En souhaitant faire acquisition d’uniquement 29,9% du capital de Suez, Veolia affiche clairement une stratégie de rapprochement en deux temps. En effet, l’acquisition de la totalité de la participation d’Engie aurait conduit au déclenchement automatique d’une offre publique d’achat (OPA) dans la mesure où le seuil des 30% aurait été dépassé (2). Une telle stratégie aurait fait planer une incertitude sur l’avenir des sociétés et aurait certainement laisser davantage de temps à Suez pour trouver une alternative à cette OPA.

En acquérant la participation d’Engie, Veolia adopte une position offensive ce qui lui garantit son intégration au sein de Suez, avec une place de premier en rang lui permettant de prendre part aux orientations stratégiques, en détenant un tiers de son capital.

L’OPA, présentée publiquement par Véolia, est donc la deuxième étape visant à sceller le rapprochement des deux entreprises.  Cette transaction, à savoir la cession d’une participation (dont l’intérêt s’amoindrit) par un groupe (Engie) en voie de recentrage, endetté (près de 26 milliards (3)) constitue une source de cash-flow immédiat. Il ne peut que favorablement être accueillie par les investisseurs profitant pour surfer sur cette vague et voir la valoriser leurs actions à travers cette vente.

La voix peu respectée de l’Etat actionnaire

Cette transaction fait pourtant scandale du point de vue de l’État actionnaire, détenant 24% du capital de Suez, mais également du point de vue l’État en tant que puissance publique dont la « voix » ne s’est guère fait entendre lors de cette vente.

Depuis le début du XXème siècle, l’État s’est voulu acteur de la vie économique considérant, qu’au nom de l’intérêt général, il pouvait exprimer sa vision de la stratégie des entreprises privées. L’Etat peut dès lors revêtir son costume d’acteur économique, notamment, en détenant une partie du capital de grandes entreprises.  Le gouvernement de Laurent Fabius, dans les années 1980, a considéré que la possibilité de l’État de peser sur l’économie est forte de légitimité et trouve son sens dans l’autorité de l’État, celui-ci ne devant être ni « lointain », ni « bureaucratique ».

« Elle [l’autorité de l’État] nous dit que le rôle de l’Etat est non pas d’imposer ce dont le pays ne veut pas, ni d’empêcher ce à quoi il aspire, mais de rendre possible ce qui est nécessaire. » (4).

Notons au passage que cette belle formule n’a pas été suivie d’effets durant les deux mandats présidentiels de François Mitterrand, ni durant les mandats exercés par ses successeurs. C’est donc en principe dans ce rôle, et suivant la doctrine de « l’État actionnaire » que l’État français détient aujourd’hui presque 24% du capital d’Engie faisant de lui un actionnaire de référence, sans qu’il ne soit majoritaire. Cette position de l’État à travers ces administrateurs dans les conseils d’administration de sociétés françaises stratégiques pourrait laisser penser que celui-ci pourra avoir une influence considérable, tout du moins lorsqu’il s’agira de voter des décisions stratégiques.

Pourtant, les recommandations de l’État en tant que puissance publique ont été négligées lors du vote de la vente de la participation d’Engie à Suez lors du conseil d’administration qui s’est tenu le 5 octobre. Néanmoins, il ne s’agit pas de la première fois que la faiblesse de l’État actionnaire est relevée, il faut alors se souvenir de l’augmentation de la rémunération de Carlos Ghosn voté en 2016 par le conseil d’administration de Renault en opposition de l’État (actionnaire à 15%).

La neutralité de l’État a été largement remise en cause au cours de ces dernières semaines, notamment par les dirigeants de Suez, et relayé par la sphère médiatique. Ainsi, l’étude de la position adoptée par l’État français dans cette transaction peut être analysée sous le prisme de la déclaration de Laurent Fabius en 1984.

La difficile mutation de l’Etat français en tant qu’acteur stratégique

S’agissant de la vente des actions d’Engie à Veolia, il nous est impossible d’affirmer que le pays, du moins les citoyens français s’opposent à cette transaction à l’heure où le pays traverse une crise sanitaire et que les préoccupations principales des Français semblent être la gestion de la Crise Covid-19 par les pouvoirs publics.

C’est pourquoi, il faudrait réduire cette assertion à ce que ne veulent pas la direction de Suez, les salariés et leurs représentants syndicaux. Le président du conseil d’administration de Suez, Philippe Varin, et son directeur général, Bertrand Camus, ont adopté une position défensive à la suite de l’annonce du projet d’acquisition, qualifiant cette opération « d’hostile » notamment lors de leur audition par la Commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat (5). Pourtant, le rapprochement des deux sociétés « fait sens » d’un point de vue industriel selon le Premier ministre, Jean Castex, qui s’exprime publiquement le 3 septembre.

Cette allocution a des conséquences immédiates pour Suez qui recherche alors des investisseurs pour former une offre alternative à celle de Véolia. Malgré la correction du ministre de l’économie, Bruno Lemaire, indiquant vouloir garder « deux champions industriels » pour les besoins de la concurrence, Suez mesurera l’impact de cette première communication. Une lettre d’intention a été néanmoins adressée à Suez par la société française de capital-investissement, Ardian, ce qui aurait permis d’engager de véritables négociations. Dominique Senequier, qui est à la tête d’Ardian, se retire finalement laissant planer un doute sur le rôle qu’a pu jouer la direction d’Engie dans le retrait d’Ardian.

Ainsi, le rôle de l’État n’est pas d’imposer ce dont le pays ne veut pas. Néanmoins, la première communication publique de Jean Castex, représentant de la puissance publique (et économique en l’occurrence) a eu incontestablement pour effet de dissuader les investisseurs potentiels (français).

L’entrée en lice du perturbateur chinois

La fusion-absorption des deux champions hexagonaux dans le domaine de l’eau devrait, selon les défenseurs de ce projet, permettre l’émergence d’un champion mondial français de la transition énergétique suffisamment armé pour faire face, notamment, au « nouvel entrant » chinois.  L’ennemi devant être identifié et nommé, c’est dès fin août que la société Beijing Enterprises Water Group apparaît comme le futur dragon en sommeil auquel les sociétés françaises devront faire face dans un secteur qui reste malgré tout très fragmenté.

Pourtant cette société chinoise n’est pas inconnue dans le paysage aquatique puisque Véolia lui a cédé, en 2013, sa filiale portugaise eau et assainissement, CGEP, pour un montant de 95 millions d’euros. Les différentes cessions qui auront lieu d’ailleurs, au cours de cette année, auront été réalisées dans l’objectif de réduction de la dette de la société.

Les précédentes opérations de cession réalisées par Veolia, dans un objectif de réduction des dettes, appellent l’État à faire preuve de vigilance. En effet, Veolia est fortement endettée aujourd’hui et cette dette va s’accentuer si l’OPA aboutit (10 milliards devront être déversées pour l’acquisition de Suez). De plus, en cas de fusion-absorption, il faudra s’attendre à la libération de certains actifs du groupe qui pourraient potentiellement être acheté par des sociétés étrangères fragilisant ainsi le positionnement de ce potentiel « géant de l’Eau en devenir ».

La vision de l’ « État actionnaire » défendue par Bruno Lemaire, à savoir un État qui investit dans l’avenir et qui en protège sa souveraineté (6) devra prendre tout son sens en cas d’aboutissement de cette OPA. En effet, il sera difficile de remettre en question l’existence factuelle d’un monopole en cas de succès de l’opération. Néanmoins, il devra être protégé par l’État afin d’éviter toute prise de participation étrangère et préservant ainsi le capital national.  Dans ces circonstances, le rôle de l’État sera d’empêcher que des forces étrangères hostiles freinent ce à quoi le pays aspire, à savoir un positionnement de premier rang sur un marché mondial où croit significativement le stress hydrique.

L’étrange position des syndicats dans cette affaire

Il faut tout d’abord s’intéresser aux résultats qui ont permis à Véolia d’acquérir la participation d’Engie au capital de Suez. Le conseil d’administration d’Engie se compose de 13 membres. Parmi eux, 7 administrateurs approuvent l’opération de vente des actifs d’Engie tandis que 4 administrateurs (dont les représentants de l’État) votent contre ce projet. Deux administrateurs, soutenus par le syndicat CFD, ont préféré quitter la salle pour ne pas prendre part au vote. S’ils avaient exprimé leur opposition à ce projet lors du vote, la majorité en faveur de cette vente aurait été réduite à peau de chagrin avec un résultat de 7 « pour » et, 6 « contre » cette décision.

Alors, on peut se poser la question du retrait des administrateurs qui n’ont pas pris part au vote, ne respectant pas ainsi la position de leur syndicat. Les administrateurs, dans les conseils d’administration, siègent en leur nom contrairement aux élus des CSE. Pourtant, le dialogue est très présent au sein des intersyndicales et il est d’usage que des discussions soient engagées avant les conseils afin de s’accorder sur les positions à prendre. Il semblerait que les membres du syndicat CFDT n’aient pas adopté une position claire lors des échanges officieux ce qui laissait incontestablement planer un doute sur la position qui serait prise lors de cette participation au vote.

Dès lors, il serait intéressant de comprendre pourquoi les administrateurs, soutenus par la CFDT, n’ont pas exprimé, avant le conseil d’administration, la position qu’il adopterait, restant ainsi extrêmement vague à ce sujet. Les explications qui ont été fournies par le coordinateur de la CFDT d’Engie, à savoir que « le dossier à date ne leur permettait pas de prendre part au vote » est aujourd’hui inaudible par les représentants des salariés des autres syndicats, les considérant désormais comme des « traîtres ». Nous pourrions imaginer les conséquences que cela pourrait avoir dans le dialogue social qui sera engagé entre les représentants du personnel et la direction d’Engie, mais aussi de Suez, avec des tensions qui vont désormais planer entre les différents syndicats, ce qui n’aura pas pour effet d’améliorer ces négociations.

Le droit du travail : un grain de sable potentiellement utile pour freiner la prédation étrangère 

Cette première étape de la fusion engagée par Véolia sur Suez appelle d’ores et déjà de nombreuses critiques qui risquent de s’intensifier. Les unes envers l’État qui n’aura pas pu empêcher la réalisation de ce projet mené de front par Jean Pierre Clamadieu qui s’émancipe de l’État qui l’a pourtant placé à la tête de ce conseil. Les autres envers les administrateurs de la CFDT qui, selon leurs pairs, n’auront pas su mesurer les impacts sociaux d’un tel projet.

L’État devra prendre toutes les mesures nécessaires afin de favoriser un dialogue social apaisé. Il serait alors opportun de s’intéresser davantage, dans ces circonstances, au statut du personnel des industries électriques et gazière (statut dit de l’IEG) approuvé par le décret du 22 juin 1946 (7). Ce statut inédit, très protecteur des salariés en bénéficiant, fait partie des revendications de certains syndicats qui plaident en faveur de son maintien. Le droit du travail français est indéniablement très protecteur mais également moins flexible en comparaison des autres pays. Les différents régimes juridiques en matière de droit social sont parfois pointés du doigt, notamment par des investisseurs étrangers, le considérant comme source d’instabilité économique (droit de grève, difficulté de rupture des contrats de travail etc.).

La défense du statut de l’IEG et surtout son maintien, pourrait être un véritable rempart afin d’éviter une prise de contrôle future par une puissance étrangère qui ne voudra pas se heurter à l’arsenal législatif social français. Le droit du travail français pourrait dès lors être utilisé comme une arme dissuasive à la pénétration de sociétés étrangères sur le territoire national. Son utilisation prendrait alors tout son sens dans un objectif de protection de la souveraineté économique de la France. Le rôle de l’État sera donc de rendre possible ce qui est nécessaire.

Takwa Nasri

Références 

(1) Hollinger, Peggy, « Veolia builds war chest with rights issue », Financial Times, 12 juin 2007.

(2) Loi n°2010-1249 du 22 octobre 2010 dite de régulation bancaire et financière (« Loi LRBF ») modifiant plusieurs dispositions relatives aux offres publiques d’acquisition sur Euronext dont l’abaissement du seuil de l’offre publique obligatoire à 30%.

(3) Fin décembre 2019, la dette financière nette d’Engie s’établit à 25,9 milliards d’euros (en hausse de 2,7 milliards d’euros par rapport à fin décembre 2018), Communiqué de Presse d’Engie.

(4) Déclaration de politique générale de M. Laurent Fabius, Premier ministre, sur les objectifs du gouvernement, à l’Assemblée nationale le 24 juillet 1984, (6/11/2020).

(5) Compte rendu, Audition en commun avec la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, de MM. Philippe Varin, président du conseil d’administration, et Bertrand Camus, directeur général de Suez, mardi 3 novembre 2020.

(6) Bruno Lemaire, Rapport relatif à l’État actionnaire, Annexe au projet de lois de finance pour 2020.

(7) Décret n°46-1541 du 22 juin 1946 approuvant le statut national du personnel des industries électriques et gazières, accessible sur Légrifrance.

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