(Note de lecture), Bernard Noël, François Lunven, par Alexis Pelletier

Par Florence Trocmé


En 2019, les éditions Fata Morgana publièrent l’ouvrage François Lunven. On sait que ces éditions accompagnent Bernard Noël (et vice-versa) depuis 1968 avec la publication du poème À vif enfin la nuit, suivi au début de 1969 de la deuxième édition du Château de Cène avec une gravure de François Lunven, dans le tirage de tête.
Il y a donc, dans cette publication récente, quelque chose d’un cinquantenaire de cette rencontre éditoriale entre le plasticien que fut Lunven et le poète qu’est Bernard Noël.
L’ouvrage François Lunven est un recueil. Il comprend des textes qui ont jalonné l’amitié fulgurante des deux hommes aussi bien que, depuis le suicide du peintre et graveur (le 19 octobre 1971), la présence fondamentale que représente son œuvre pour l’écrivain.
Le poème « La combine, merci » (1970) ouvre l’ouvrage. Il a ensuite été intégré au recueil La peau et les mots (1972). Il avait servi de préface à une exposition de Lunven, à Milan en 1970. C’est, à ma connaissance le seul texte qui témoigne de son œuvre, de son vivant. La troisième strophe de ce poème participe de l’énergie particulière qui caractérise à la fois le travail de Lunven et le regard que Bernard Noël porte dessus : « les contraires nous trouent / la création n’est pas de ce côté / car la main qui informe / pose du visible / sur l’invisible » (p.9. Toutes les références aux pages renvoient à l’édition Fata Morgana, sauf pour d’autres ouvrages, bien sûr). Il y a ici comme une manière de prendre à rebours le lieu commun sur les contraires qui s’attireraient pour signer la spécificité même du geste de Lunven, confronté à (de) l’invisible. Ce que le poème dit, un peu plus loin, en convoquant une parole du peintre : « je cherche (dis-tu) / à entraîner l’organisation / dans des voies insolites » (p.11). Cela entraîne, évidemment, une violence créatrice (ou créative) en même temps qu’une sorte de face à face avec ce que Bataille nomma L’impossible. Le poème-préface dit d’ailleurs, à propos de cet impossible qu’il « est la poutre / dans l’œil du peintre / ou du diseur » (p.14). Les deux œuvres – celle du peintre et celle du poète – sont, alors, comme indissociables.
Le 19 octobre 1971, Lunven se suicide, en sautant par la fenêtre de son atelier. Tous les autres textes creusent cette fin, dans ce qu’elle dit du vivant, par rapport à la création, et, surtout, dans ce qu’elle n’a jamais cessé de saisir toute l’écriture de Bernard Noël.
Le récit – retenu, précis et jamais romanesque bien sûr – permet de reconstituer ce que le deuxième texte nomme « À la recherche de François Lunven ». Cette prose avait été publiée dans un ouvrage collectif – Lunven, dessins – aux éditions Calligrammes en 1987. Le lecteur comprend que l’amitié entre Lunven et Noël dura vingt-et-un mois, que la première rencontre, après un échange de lettres, fut marquée par le don que le peintre et graveur fit du « cuivre qui a servi de frontispice au Château de Cène » (p.17). Il saisit aussi la personnalité de Ramon Alejandro qui fait de cette amitié, une aventure collective et qui mobilisa toute la perception du réel. Bernard Noël signale, notamment qu’Alejandro qualifiait la vivacité de Lunven « dans les yeux, dans les lèvres » comme celle « d’un lutin » (p.18).
L’écrivain, dans ce texte parcourt non seulement ses souvenirs mais aussi les documents qui lui furent confiés. « Ces notes touchent à tout », dit-il : « théologie, mathématiques, biologie, linguistique, philosophie…, mais d’une manière si discontinue qu’elle égare presqu’immédiatement. » (p.23). Mais c’est pourtant une pensée qui reste « vivante » pour lui.
Apparaît alors ce qu’on peut, à partir du livre François Lunven, désigner comme la matrice a posteriori de toute l’œuvre de Bernard Noël. Il semble en effet que le lien avec Lunven, son amitié et son œuvre (pour fulgurantes qu’elles furent) concentrent les gestes principaux de l’œuvre du poète. C’est-à-dire cette manière si précise de nommer par le regard, la violence en même temps que l’évidence du rapport à l’espace et tout ce qui est convoqué dans ce qu’on peut nommer (en reprenant l’expression à Claude Ollier) liens d’espace.
Il s’agit, en fait, d’une mêlée (presque au sens sportif) à partir de quoi (à partir de laquelle) quelque chose surgit : « La mêlée fait oublier le papier, c’est-à-dire l’écran : on regarde un espace dans lequel tension, éclatement, vitesse… Un espace qui communique de l’énergie… Et le corps est travaillé par elle comme la plaque de cuivre le fut par la main. Le visage est devenu invisible, mais ce qu’il exprimait est toujours là, dans cette précipitation… Le verbe éclate et donne la forme, a-t-il écrit à l’encre noire… Maintenant ce sont ses formes qui éclatent dans notre tête, et il s’ensuit cet emportement… La violence a-t-elle un double sens ? » (p.30).
Cette manière de qualifier ou plutôt de tenter d’aller vers l’œuvre de Lunven ressemble à une sorte d’art poétique que l’auteur écrirait à son œuvre. Parce qu’il s’y joue au sens le plus fort, une « comédie intime » (comme il y eut autrefois chez Dante une « divine comédie » ou chez Balzac « une comédie humaine ».)
En outre, « À la recherche de François Lunven » s’achève par une page très tendue qui renforce l’impression d’art poétique ou de ce que j’ai appelé matrice a posteriori.
Cette page commence par « l’image de la fenêtre ouverte quand Hélène et moi sommes entrés dans l’atelier, le 19 octobre après-midi » (p.37). Et elle s’achève par la mention du message « retrouvée dans les papiers » de François Lunven. Un texte qui nomme Guénon, Rimbaud, Gilbert-Lecomte et Bataille. Il s’inscrit dans une mystique qui est à l’œuvre (même si inversée) chez Bataille comme chez Noël. Cette méditation passe notamment par le lien profane (voire profanateur) entre l’excrémentiel et le divin. Et elle renvoie directement au récit que Bernard Noël publia tout d’abord chez Flammarion en 1973, Les premiers mots. (Pour mémoire, ce texte a été placé dans le volume IV de son Œuvre , La Comédie intime, P.O.L, 2015.).
Or dans ce récit, qui se concentre autour de la visite qu’une femme fait à un ami, après le suicide de l’amant de celle-ci, des passages entiers du texte semblent être la transposition (romanesque ?) des paroles ou des mots de Lunven. Ainsi, dans « À la recherche de François Lunven », peut-on lire le passage suivant : « François parlait avec gourmandise de la « scathéologie » de Georges Bataille, car il croisait avec délectation dans ce mot deux domaines que tout oppose. Il aimait pratiquer l’hybridation mentale, ce qui était une façon de résoudre la contradiction par un coït immédiatement productif. D’ailleurs que de greffes et d’accouplements dans ses œuvres mais toujours entre le métallique et le charnel comme pour féconder la pensée au moyen de l’impensable. » (p.30).
D’une manière presque évidente le mot-valise réapparaît dans la bouche de la femme qui évoque son amant mort dans Les premiers mots : « Je lui ai dit : Tu es en train de mourir. Il m’a répondu : Je détruirai le mourir que je voudrai ; pour l’instant, je choisis d’être vivant. Il m’a dit encore : J’aime la lumière, mais j’aime aussi la nuit parce qu’il me semble toujours qu’en la serrant très fort dans mon poing, je vais en tirer goutte à goutte une autre lumière, plus dense épaisse, un peu comme de la couleur : j’ai moins envie de peindre avec cette couleur que d’en manger. Il a ri, puis ajouté : C’est un désir scathéologique. » (La Comédie intime, Œuvre IV, Les premiers mots, P.O.L, p.89). Il y a dans ce jeu avec la lumière une hybridation qui produit la matière même de la « scathéologie. »
« Le retour de Lunven », troisième pièce de ce recueil, inclut un texte publié en 1972, sous le titre « D’un moment à l’autre », lors d’une exposition qui avait eu lieu au Musée de l’Abbaye de Sainte-Croix, aux Sables d’Olonne. Il en réécrit cependant l’initial, à partir d’une réflexion faite le 19 octobre 2004, trente-trois ans après la mort de Lunven. Bernard Noël revient sur cette « scathéologie » pour constater que « s’il y a bien de la scatologie chez Bataille, il n’en existe aucune trace dans l’œuvre peinte ou gravée de Lunven. » (p.59). Alors, de quoi s’agit-il, puisque tout « ce que François qualifie de « fécal » prend une apparence contraire dès qu’il le représente, et c’est du muscle, du métal, de l’éclat. » (p.59).
C’est là le retour de l’hybridation et de l’impensable. On y retrouve l’action de trouer ou d’être troué qui apparaissait dans « La combine, merci ». Et l’écrivain d’affirmer : « Ce trou qui grandit sans cesse dans le temps n’a pas troué la présence. »
Si en effet, la mort de Lunven est la propre mort de Bernard Noël (cette affirmation est faite au début d’ « À la recherche de Lunven », p.19), l’amitié dépasse la disparition : « Ce qui lia deux humains ne se limite pas à leur lien : à partir de lui se propage un peu d’universel, sinon que serait l’amitié ? » (p.41). On peut donc lire le texte, en reprenant l’expression à Derrida, comme une politique de l’amitié.
Et c’est sans doute à travers l’universel qu’il faut lire la partie du recueil « Tombeau de Lunven », écrite en 2015, d’abord publiée en revue (2016 et 2017) avant de paraître (en 2017 également) dans Le poème des morts, chez Fata Morgana.
Les onze sections de vingt-et-un vers de ce « Tombeau » s’adressent d’abord à Lunven, d’une manière directe et comme s’il allait répondre : « à quoi pensais-tu ces quelques secondes / juste avant le choc contre le trottoir » (p.61). Puis il passe par toutes les images que véhicule (s’il est possible d’utiliser ce verbe) l’hybridation du suicide et de l’œuvre dans la vie du poète. Il touche enfin à une interrogation qui est celle de l’écriture voire de l’énergie qui pousse à continuer une œuvre : « dans quel avant demeurent les images / ce qu’elles représentent est leur présent » (p.71).
Et les lecteurs de l’œuvre de Bernard Noël trouveront dans ces deux vers, une porte qui s’ouvre sur toute son œuvre. Faut-il rappeler, par exemple, quelques phrases du récit qui se nomme (comme par hasard) le 19 octobre 1977, pour s’en convaincre ? Dans cet ouvrage, sous-titré « roman », qui tourne autour de la découverte dans un livre acheté d’occasion, d’une image troublante pour le narrateur, l’énergie de l’écriture passe de l’interrogation première : « Comment dire : j’écris pour cesser d’écrire ? »  (Flammarion, p.9), à cette formule simple vers la fin du livre : « Rendre hommage à notre passé est le seul geste qui comprenne aussi l’avenir. » (Flammarion, p.136). On dirait que c’est écrit pour Lunven.
La distance entre l’incipit du livre et ce constat, c’est tout ce que François Lunven met en action. Et si l’écrivain peut avoir écrit à propos du suicide du plasticien : « Sa mort a été ma mort. / Je ne sais comment dire cela plus sensément. » (p.19), il achève aussi le « Tombeau de Lunven » en signant ce mystère comme celui qui constitue toute la réalité du geste créatif : « une illusion est toujours au travail / non pas la question de renverser le temps / la chose en cours ne trouve pas de mots » (p.71).
On lira pour finir avec émotion, en écho à cet admirable ouvrage, le texte que le poète écrivit pour Henri Michaux, à la mort de ce dernier, le 19 octobre 1984 (La Place de l’autre, Œuvre IV, P.O.L, p.549-550). Il nomme ceux qui moururent le même jour du mois d’octobre (« Unica Zürn, 1970. / François Lunven 1971. / Henri Michaux, 1984. ») Et tout se passe comme si ces noms désignaient la diversité même de l’œuvre de Bernard Noël ainsi que la multiplicité du regard qu’elle ouvre au monde.
De plus, quelques vers avant cette énumération, on lit : « La vie trouve la force de vivre / contre le peu qu’elle est. / Elle est incorrigible : / on dirait qu’elle a toute la mort / devant elle / Elle a mangé la honte de n’être / qu’elle-même ». Là encore, on peut penser que c’est à partir de Lunven que l’auteur s’exprime.
Et le lien de se faire tout de suite avec une phrase qui est au début du « retour de Lunven » : « Quelque chose se joue durablement du côté de cette chimère où la vie s’use à imaginer la fin de l’absence. » (p.41).
Il faut préciser, en outre, que l’ouvrage publié par Fata Morgana reproduit les planches que Lunven grava pour l’édition de 1968 de l’ouvrage de Gracq, Au château d’Argol. Et que l’achevé d’imprimer a pour date le 19 octobre 2019.
Alexis Pelletier
Bernard Noël, François Lunven, Fata Morgana, 2019, 84 pages, 19€
« Aujourd’hui, 19 octobre 2004, il y a trente-trois ans que François Lunven est mort. Ce trou qui grandit sans cesse dans le temps n’a pas troué la présence. Et comment dire ceci ? Je n’ai pas vu le cadavre mais un cercueil, aussi la mort n’est-elle qu’une disparition, et qui me laisse dans l’attente. Quelque chose se joue durablement du côté de cette chimère où la vie s’use à imaginer la fin de l’absence. Il est vrai que tout cela n’a rien à faire ici puisqu’il s’agit de remplacer le disparu par du savoir, ou de superposer en tout cas du savoir à ce qui ne relevait autrefois que de l’intimité. Ce qui lia deux humains ne se limite pas à leur lien : à partir de lui se propage un peu d’universel, sinon que serait l’amitié ?
Venue spontanément, cette pensée s’arrête et tourne court : je doute de son opportunité vu que les œuvres se détachent de leurs auteurs et survivent fort bien sans eux. Cependant, elles furent le sens de leur vie et elles en sont par là inséparables bien qu’elles n’aient aucun besoin d’y faire référence pour exister dans l’au-delà qu’elles ont créé. Bref, le fait que je ne puisse oublier François Lunven devant ses œuvres ne saurait signifier que mon souvenir peut jouer un rôle à côté d’elles dans leur compréhension. Pourquoi ces précautions ? Sans doute pour chasser la mémoire de la place qu’elle voudrait occuper en m’assurant le privilège d’avoir connu l’homme autant, et même plus, que l’artiste ; en d’autres termes, de n’avoir connu que le mort quand c’est le survivant qui, seul, mérite d’être connus de tous. »
Bernard Noël, « Le retour de Lunven » (Les deux premiers paragraphes), François Lunven, Fata Morgana, 2019, p.41-42.