Du 10 janvier au 26 février 2021 la Galerie Jeune Création présentera une exposition collective, Mais le monde est une mangrovité. Conçu par Chris Cyrille, qui se définit comme un conteur d’exposition, l’évènement réunira Minia Biabiany, Julia Gault, Ferdinand Kokou Makouvia, Ludovic Nino et Kelly Sinnapah Mary. Ils exposeront chacun une œuvre en résonance avec un mythe inventé par le curator-conteur, celui du Crabe et de l’Aparahiwa, une œuvre imaginée à partir de trois contes de Chris Cyrille. Plusieurs collectifs et associations rejoindront l’exposition dans le cadre d’un programme de performances, discussions, lectures.
Poète, critique d’art et commissaire indépendant, né à Saint-Denis, Chris Cyrille a étudié à l’Université Paris 8 (Master en Médiation de l’Art Contemporain). Il poursuit des études de philosophie et travaille sous la direction de la philosophe Nadia Yala Kisukidi sur la construction du sujet noir chez Aimé Césaire, en croisant plusieurs auteurs dont Édouard Glissant. Jeune critique d’art, il a signé des articles pour Art Absolument, l’Œil et écrit aujourd’hui pour Le Point Contemporain, Lechassis ou encore Afrikadaa. Il publie notamment des articles sous une rubrique titrée Critiques noires dans Le point contemporain. Il a remporté le Prix Aica France 2020 pour sa présentation de l’œuvre de Minia Biabiany.
Il est aussi lauréat, en tant que curateur, du Prix Dauphine pour l’art contemporain 2017 et du prix Jeune commissariat de la soixante-neuvième édition de Jeune Création en 2020. Il s’intéresse au renouvellement des pratiques scénographiques.
Il est actuellement chargé de recherches au Centre Pompidou.
Chris Cyrille a bien voulu répondre à quelques questions :
Qu’entendez – vous par conteur d’exposition ?
On pourrait commencer par dire cela : c’est autre chose qu’un commissaire d’exposition. J’ai voulu, par une sorte de jeu, rajouter — en plus des quatre figures paradigmatiques du curateur élaborées par le philosophe Elie During dans le livre Qu’est-ce que le curating? d’Hans-Ulrich Obrist— la figure du commissaire/curateur comme conteur (et puis en discutant avec Grégoria Lagourgue (1) et Sarah-Matia, j’ai choisi de garder le terme conteur.euse d’exposition ). C’est une manière de se déplacer (d’esquiver comme un pirate, le couteau entre les dents) et de sortir de la généalogie (occidentale) du commissaire d’exposition ou du curateur, car ça ne m’intéresse pas ou plus d’y répondre. Aussi, lorsque nous nous déplaçons — vers les Caraïbes par exemple — il est peut-être plus juste d’inventer ou d’imaginer autre chose pour souffler au lieu de reprendre l’histoire, non-ajustée, de catégories fabriquées dans d’autres circonstances. Et puis, ça me fatiguait de toujours devoir comparaître devant le tribunal de l’art et de décliner mon identité systématiquement — « Papiers monsieur ! ». La ruse est une spécificité du conteur il me semble…
Pourquoi partir de contes ?
En faisant cette exposition, il fallait se reposer des questions simples comme : Qu’est-ce qu’une exposition? comment faire une exposition? qu’est-ce qu’un commissaire d’exposition? Car l’intérêt était de ré-imaginer non seulement l’exposition, mais aussi sa temporalité et son processus. Partir du conte, c’est partir d’un ensemble d’images, de formes, de personnages, d’éléments racontés et murmurés. Nous ne sommes pas là dans le discours surplombant, mais plutôt dans un emmêlement de récits. Le conte est aussi propagule partagée, roche collective et non propriété individuelle, c’est en quelque sorte une offrande, quelque chose que l’on partage et que l’on se partage. Cette exposition est un emmêlement d’intuitions, ce qui fait que nous ne savons plus qui est qui ni ce qui est à qui. J’espère qu’en regardant les œuvres de Minia Biabiany, Makouvia Kokou Ferdinand, Kelly Sinnapah Mary, Ludovic Nino et Julia Gault, nous trouverons des éléments emmêlés déjouant toute idée d’identité fixe. Je voulais aussi partir d’autres formes du récit, et cela, en me déplaçant (dans l’espace caribéen). Le conte est alors une évidence, c’est une manière d’approcher, de se distancer d’une certaine forme de discours (nous pourrions rajouter écrit), de proposer à la place des stratégies d’évitement et de ruse. Par exemple, ça serait vain de vouloir trouver absolument le conte le Crabe et l’Aparahiwa dans l’exposition comme si c’était une sorte de discours structurant le tout. Ce conte est plutôt un fil ou une suite de roches qui cherchent à lier modestement les œuvres. Ce conte est un à-côté, les artistes eux-mêmes produisent leurs propres récits. Enfin, partir du conte, c’était aussi une invitation à imaginer nos futurs non plus à partir d’imaginaires scientifiques, mais à partir de poétiques, d’intuitions et c’est — je l’espère — ce que nous avons fait. Je rappelle aussi que j’avais commencé à imaginer cette idée du conte dans l’exposition avec mon ami Paul-Aimé William cela fait déjà plus d’un an, à l’époque, nous travaillions avec le couple Mathilde et Ducange Laguerre. « Alors nous essayons, incertains, des divinations et inventons des mangles nouvelles où pousseront de nouvelles propagules »
Mangrovité, mangrophilie, qu’entendez – vous par là ?
Ces mots ne sont pas des concepts (du moins, pas pour le moment) mais des outils pratiques que nous avons travaillés pour l’exposition. C’est important de dire ça car il y a parfois quelque chose d’assez caricatural à toujours vouloir inventer des concepts qui ont une grande puissance d’abstraction. Ce sont des jeux, des jeux de variations. La mangrovité est propagule détachée, c’est mot rêvé, mot de passe avant de devenir une plus ou moins forte intuition. Nous imaginons la mangrovité comme « une manière de poser pied dans un monde cycloné », c’est une manière d’habiter la mangrove non pas sur le mode d’une mangrophilie (une sorte d’exotisation, d’étrange fascination parfois un peu idyllique de cet espace que l’on retrouve beaucoup dans les discours de science écologique), mais sur un mode beaucoup plus poétique et politique. On voit aujourd’hui (2) beaucoup de reportages sur les mangroves, on essaye de sensibiliser tous les publics sur les vertus de cet écosystème, mais nous restons bien souvent dans une sorte de discours sur l’Autre. Rien qu’ici en Guadeloupe, mon père me parlait de documentaires sur les mangroves comme si, encore une fois, il vivait son espace non pas à partir de sa propre expérience mais à partir de ce qu’on lui disait, de l’expérience de l’autre. Et bien souvent, l’aspect politique des mangroves est plus ou moins effacé ou écarté. C’est intéressant alors de lire ou d’entendre des écrivains.nes comme Olivier Marboeuf ou Dénétèm Touam Bona qui politisent ou re-politisent cet espace bien que cet espace ait toujours été pour nous politique. Plus concrètement, il fallait repenser notre manière de concevoir l’espace (plus exactement l’espace d’exposition). C’est ce que nous avons fait tous ensemble. Non pas concevoir l’espace comme un simple dialogue des formes, mais comme un lieu d’engagement, d’affects, d’histoires, de murmures, de cris, de luttes. Comme ces refuges de Kelly Sinnapah Mary qui nous rappellent que nous avons besoin d’autres espaces de résistance ou comme les vidéos de Minia Biabiany qui imaginent pour nous d’autres rapports au lieu, au pays, au corps (tout cela étant mêlé). Il y a aussi cette idée formulée par Sarah-Matia Pasqualetti, celle de concevoir tout ce travail comme une vaste matériologie de la mangrove (une sorte de collecte matérialiste de la matière-mangrove). Cela, pour produire un autre rapport à la matière, une autre conception. Je trouve que l’idée est belle.
Visuel : Kelly Sinnapah Mary, « la fugue », dessin sur livre, 2020