Le Bloc-notes de François Mauriac

Publié le 30 décembre 2020 par Les Lettres Françaises

A la mort de Mauriac, en septembre 1970, deux mois avant celle de Charles de Gaulle, dernier héros de son œuvre (le 9 novembre), dont Jacques Laurent disait drôlement que l’hagiographie qu’il lui avait consacrée dépassait en ferveur les transports de sa Vie de Jésus, la presse salua à la fois le fidèle prestigieux du Général retiré du pouvoir depuis un peu plus d’un an, et le « grand romancier catholique ».

Son œuvre journalistique était mentionnée, Bloc-notes en tête, mais seuls trois volumes (de l’originale, chez Flammarion) en avaient été publiés (le quatrième était sous presse, et le cinquième paraîtra, posthume, en 1971) et si Mauriac était salué comme un polémiste brillant, peu de gens auraient parié que, un demi-siècle après sa mort, c’est précisément Le Bloc-notes qui assurerait sa survie littéraire, et que ses romans, aussi respectables fussent-ils, paraîtraient quelque peu fanés.

L’édition complète que Jean Touzot en avait donnée au Seuil en 1993, parfaitement éditée et annotée, reparaît aujourd’hui chez « Bouquins », précédée d’une préface intéressante et informée dans laquelle on apprend que ce fameux « Bloc-notes » – qui passa de La Table-Ronde (1952-1953) de Roland Laudenbach au Figaro (à partir de 1959), après un transit dans la revue jeune et branchée qu’était L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber – ne trouva pas immédiatement sa forme (précisément une suite de notes journalières, et fragmentées) et resta longtemps plus proche de l’éditorial politique traditionnel, tels ceux réunis dans les Mémoires politiques (recueil d’articles rassemblés par Mauriac en 1967).

Précisons que tel qu’il est sous sa forme définitive, Le Bloc-notes ne reprend pas la totalité des articles publiés par Mauriac sous cette appellation, et que les textes laissés de côté par Mauriac ont été recueillis par Jean Touzot dans D’un bloc-notes à l’autre, chez Bartillat, en 2004. Le Bloc-notes, qui reparaît donc aujourd’hui, semble occulter la quasi-totalité de l’œuvre de Mauriac. Il est réputé comme un sommet de l’art polémique, une guirlande de phrases assassines. Il est vrai que Mauriac, commentant les mœurs politiques de la IVe république, a la dent dure, et que le premier « Bloc-notes » qu’il donne à L’Express, en novembre 1953, est une attaque sans pitié des politiciens aspirant à la succession du président Vincent Auriol :

« Ils aspirent à l’Élysée comme pour se reposer d’avoir cassé tant d’assiettes. Ils ne ressentent aucun trouble. Ce qui les rassure, j’imagine, c’est que les fautes politiques ne sont jamais le fait d’un seul homme : en politique, il n’existe guère que des crimes collectifs. (…) Cependant nous autres, gens de la rue, nous les observons rêveusement, nous hochons la tête, nous soupirons… mais le choix ne dépend pas de nous. Et puis nous sommes mal informés. Comment savoir si, derrière tel vieillard à bout de course, ne se dissimule pas une robuste Éminence grise, et si cette faiblesse n’est pas en réalité plus redoutable que la vigueur de tel autre rival   bâti en force. Il faut rendre justice à M. Joseph Laniel : en voilà un qui ne trompe pas son monde : il y a du lingot dans cet homme-là. Sans doute ignore-t-il “ le grand secret de ceux qui entrent dans les emplois” que nous livre le cardinal de Retz, et qui est “de saisir d’abord l’imagination des hommes”. On ne saurait moins parler à l’imagination que M. Joseph Laniel. Ce président-là nous ferait découvrir rétrospectivement de la fantaisie chez M. Doumergue, et chez M. Lebrun, de la verve. »

On voit que Mauriac n’hésite pas à pratiquer l’attaque ad hominem, dans la plus belle veine de Gringoire ou de L’Action française d’avant-guerre. Avec l’arrivée de De Gaulle au pouvoir, le ton se fait moins violent : Mauriac a trouvé son Grand Homme, et se garde bien d’attaquer ses ministres : même si l’on perçoit son manque d’estime réelle pour certains, il parvient à leur dénicher à tous des qualités.

Ses « cibles », sous le régime gaulliste, sont les tièdes, ceux qui ne partagent pas son adulation pour le Général – et les adversaires déclarés de De Gaulle, de Mitterrand à Lecanuet (qui osent se présenter contre lui en 1965), ou même son cher Servan-Schreiber, qui ne lui est plus cher du tout, et dont, en janvier 1963, il ne cite même pas le nom en répondant à un article intitulé « Faut-il tuer De Gaulle ? » dans lequel le directeur de L’Express écrivait, après l’attentat du Petit-Clamart : « … Car il le sait, ce génie canaille, que son assassinat serait son apothéose ! »  Mauriac se contente de rester allusif et se contente de parler « de jeunes ambitieux qui, lorsqu’ils se regardent dans la glace, se disent qu’ils ont la gueule de Kennedy » et à qui « De Gaulle ferme la porte au nez ». Plus loin, JJSS est surnommé Kennedillon. Mais il n’est jamais nommé.

De même, quand Jacques Laurent publie son pamphlet Mauriac sous De Gaulle, Mauriac n’en fait jamais mention, mais attaque l’auteur de biais (sans le nommer) en éreintant son documentaire La Bataille de France et, plus tard, cruel, et toujours sans le nommer, parle à son propos « d’amuseurs (..) qui ne s’amendent pas ; mais ils n’ont pas choisi d’être légers, ils le sont restés malgré eux. Leur destin est de n’avoir pas de poids (…) ce sont des condamnés à la frivolité perpétuelle ». Pour faire bonne mesure, il salue Roger Nimier, l’appelant « fils de roi », alors que Nimier est le grand rival de Laurent.

Mauriac, ce faisant, témoigne d’une faute de goût littéraire (Nimier est un auteur lourd qui s’appliquait aux facéties et à l’insolence pour mimer une légèreté qu’il n’avait pas, alors que Laurent, surdoué, était un auteur grave qui avait la politesse de masquer sa profondeur derrière une légère feinte) et d’une totale ingratitude. Car, lorsque, dix ans plus tôt, Laurent avait publié Paul et Jean-Paul son brûlot anti-sartrien, Mauriac s’était frotté les mains et ne répugnait pas aux traditionnels dîners hebdomadaires autour de jeunes amis de Laurent (parmi lesquels Jacques Chazot), dans un restaurant proche Saint-Étienne-du-Mont, et aux ballades dans la Rolls de l’auteur de Caroline chérie.

En faisant mine de tenir sa cible pour négligeable au point de ne pas la nommer, Mauriac, une fois de plus, retrouve un procédé cher aux polémistes d’avant-guerre. Mais Le Bloc-notes est plus riche et complexe qu’il n’y paraît, et la part de chronique politique qu’il contient, si elle est intéressante pour un historien, et parfois amusante, n’est pas l’essentiel de l’œuvre : trop de noms sont aujourd’hui oubliés. Qui, dans dix ans, se souviendra de JJSS et de Lecanuet (aujourd’hui, déjà…) ? Et, en 2020, qui se rappelle Joseph Laniel ? Vanité des politiques, qui n’existent que par les traces qu’ils laissent dans la littérature.

Le Bloc-notes, je l’ai dit, est parfois comparable aux Mémoires politiques. Il tient aussi parfois aux Mémoires intérieurs (construits aussi à partir d’articles) lorsque Mauriac parle littérature. On lira ainsi, au hasard des pages, un texte pénétrant sur Athalie (27 avril 1955), une brève et fulgurante étude sur Dostoïevski (2 janvier 1959), une remise à sa place, qui n’est pas la première, d’Anatole France, ou, moins inspiré, un éreintement feutré de Beckett (à propos de Oh les beaux jours, 31 octobre 1963), dont il déplorera plus tard qu’il ait, plutôt que Malraux, été couronné par le Nobel. On peut regretter cette faute de goût, mais Malraux, aussi médiocre écrivain soit-il, avait réussi à bluffer toute une génération de contemporains et d’aînés, et c’était lui aussi un féal de De Gaulle.

De plus, le classique Mauriac ne pouvait comprendre le modernisme de Beckett, et encore moins sa noire représentation d’un monde sans dieu. Car si un fil rouge parcourt Le Bloc-notes, c’est bien la Foi de Mauriac, une Foi sincère et sans cesse interrogée et réaffirmée. Le Bloc-notes est un livre imprégné de la présence de Dieu.

Dernier aspect du Bloc-notes, et le plus éblouissant, dans lequel Mauriac déploie sa prose la plus sensible, qui n’est pas sans évoquer la musique de Chateaubriand : les souvenirs d’enfance, la vie à Malagar, la lumière sur les vignes, les Noëls d’antan, la montée de la vieillesse et l’approche de la mort :

« Je ferme les yeux, je revois l’antique porte de l’étable, à Malagar, avec ses clous enfoncés là depuis des siècles pour une raison qui n’existe plus, comme pour crucifier un Dieu invisible. Je pousse cette porte, je suis saisi par l’odeur puissante de la demi-ténèbre où je ne discerne d’abord que le grand œil inexpressif d’un des quatre bœufs, chargé d’une pensée intraduisible dans le langage humain. Je discerne le jeu d’un rai de soleil sur une croupe fauve, j’écoute et j’entends aussi nettement qu’en ces heures bénies la rumination des bœufs, le bruit que fait la chaîne de celui des quatre qui passe pour méchant. Un paysan entre avec sa fourche, remue le fumier… » (avril 1970)

« Qui aurait pu croire naguère, lorsque des vols de corbeaux ou de corneilles croassaient dans le ciel, que j’écouterais un jour avec émotion l’unique croassement entendu ce matin, plus doux à mon oreille qu’un chant de tourterelle ? Par quel miracle cette unique corneille a-t-elle échappé au génocide des agriculteurs et a-t-elle survécu ? Les herbes dites mauvaises qu’ils détruisent suppriment en disparaissant les espèces qui en vivaient » (juin 1970).

Toute l’œuvre de Mauriac est imprégnée de la nostalgie d’une enfance bénie. Et c’est sans doute cette nostalgie, cette tendresse, qui continueront, plus que l’écriture romanesque ou le génie polémique, à faire que Mauriac survivra.

Christophe Mercier

Le Bloc-notes, de François Mauriac. 
Éditions Laffont, collection « Bouquins »
2 volumes de 1 290 et 1 330 pages, 32 € le volume.

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