Clichés littéraires

Publié le 24 juillet 2008 par Savatier

Voici un petit livre qui divertira les lecteurs soucieux de ne pas bronzer idiot et donnera (peut-être) quelques migraines à tous ceux qui font profession d'écrire car tous, romanciers, essayistes, historiens, journalistes sont concernés. Le Dictionnaire des clichés littéraires d'Hervé Laroche (192 pages, Arléa, 7 €) présente, avec un humour bien venu et un esprit critique acéré, un amusant florilège des clichés littéraires les plus courants. Remy de Gourmont avait créé une distinction entre clichés et lieux communs. Pour lui, le premier représentait " la matérialité de la phrase ", tandis que le second touchait la " banalité d'idée. " Charles Dantzig, dans La Guerre du cliché, se montrait plus indulgent : " mot ou locution d'origine artistique, formant image, et qui est répétée sans réfléchir. " L'origine artistique n'est pourtant pas toujours avérée. Dans tous les cas, il s'agit de formules toutes faites et si communément reprises qu'elles deviennent, selon l'humeur du lecteur, usées, prévisibles, lassantes, comiques, voire attendues.

Avec Le Dictionnaire des clichés littéraires, nous nous promenons au cœur d'un monde parallèle (littéraire) dans lequel " on savoure au lieu de manger, où l'on étanche sa soif au lieu de boire, où l'on rit aux éclats plutôt que d'éclater de rire, où l'on maugrée, où l'on claironne. " Les conseils au second degré de l'auteur donnent le ton : " Sachez emplir plutôt que remplir, confectionner plutôt que faire, fredonner plutôt que chanter, et griffonner plutôt qu'écrire. " Une " mise en bouche " - savoureuse, évidemment - de près de quatre pages offre l'exemple de ce que peut être un texte entièrement constitué de clichés. Suit le dictionnaire, dont voici quelques extraits, parmi les plus significatifs :

: Abreuver (s') à son amour, aux sources mêmes de l'amour. Métaphore que son côté bovin ne parvient pas à disqualifier. L'abreuvoir, en revanche, est proscrit.

: toujours Accoutrement étrange. Un accoutrement normal n'intéresse personne.

: couleur naturelle de la foule.

: trois types : 1) lointaine ; 2) inhospitalière ; 3) infestée de peuplades hostiles. Encore mieux au pluriel (plus lointaines, plus inhospitalières, plus infestées).

: unité de mesure lorsqu'il s'agit de douleur, tendresse, tristesse, plaisir, bonté, amour, mansuétude, gratitude, ennui, courage, désespoir, solitude, etc. Quelques exceptions : inadéquat pour la colère ( énorme), la rage ( débordante) [...] Infini gagne à être placé devant le substantif. Une infinie tendresse est plus infinie qu'une tendresse infinie.

: deux possibilités : l'éveiller, l'endormir. Elle parvint aisément à endormir sa méfiance, jouant l'idiote à la perfection. Il n'est pas nécessaire de l'endormir avant de l'éveiller, ni de l'éveiller pour pouvoir l'endormir.

: on Rembrunir (se) se rembrunit même si l'on n'est pas brun au départ. On voit qu'une personne se rembrunit à ce que son visage s'assombrit.

: trois états : 1) gaz : diffuse, insaisissable ; flotte ; 2) liquide : onde, vague, flot ; inonde, entraîne, envahit, submerge ; 3) antimatière : sans fond, infinie ; on s'y enfonce, on y tombe, on y sombre. Une grande dame de la littérature (dire bonjour à la dame).

Certains auteurs, soucieux de leur style, mettront tout en œuvre pour éviter ces clichés. C'est en particulier le cas de Flaubert, qui ne les utilisera que pour mieux les dénoncer ; aborder Madame Bovary dans cette perspective (les propos de M. Homais ou de Lieuvain, conseiller du préfet, lors du Comice agricole - Lieuvain, lieu vain, lieu commun ?) accentue le plaisir de la lecture.

Dans une intéressante postface, Hervé Laroche analyse le cliché qui, à l'image d'un produit de consommation, connaitrait un " cycle de vie " (qui fut définit pour le marketing par Theodore Levitt en 1965 dans un article de la Harvard Business Review) et qu'il adapte ainsi : " Un auteur audacieux réalise une trouvaille poétique (qui peut d'ailleurs être condamné par les juges du bon goût de son époque), la qualité littéraire de cette trouvaille est reconnue et devient une référence (elle est imitée par des auteurs de moindre rayonnement), puis le mot, ou l'expression, devient un élément attendu, convenu, de l'expression littéraire, avant de finir déclassé, ʺringardʺ, au mieux sauvé par une récupération ironique qui pour un temps lui redonne une apparence de jeunesse. "

Certains termes ou expressions, il est vrai, connaissent à chaque époque un succès foudroyant (voilà un beau cliché...) et souvent inexpliqué, sinon par la pression sociale qui tente de les imposer, non sans quelques volontés normatives. Ils traduisent une pensée pré-formatée, une inconsistance intellectuelle et apportent généralement moins de précision que de flou artistique dans le discours. Etre concerné (sans complément), culpabiliser (dans le sens de : se sentir coupable), ou alternatif (sans électricité...) en sont trois exemples, non issus du franglais. En outre, le politiquement correct fournit à lui seul une généreuse série de clichés, de lieux communs et de poncifs qui ne craignent pas de braver le ridicule dans une démarche à peine voilée d'aseptiser le langage, de lisser tout système de pensée original et de condamner les supposées " déviances. "

L'un de ses représentants les plus répandu aujourd'hui est sans conteste citoyen, employé, non comme substantif, mais comme adjectif. Le Petit Larousse de 1969 ne le cite aucunement, pas plus que le Bouillet de 1904 ; plus complet, le Littré de 1956 en signale l'emploi comme adjectif, assorti de cette définition : " dévoué aux intérêts de son pays. "

De nos jours, tout peut devenir citoyen, une inspection (expression de la vigilance citoyenne), un geste (car, s'il se contentait d'être civique, il serait dénué de toute portée), un jury (car un simple jury de citoyens ne pourrait être pris au sérieux), un débat (car s'il n'était que public, on n'y participerait sûrement pas), voire une entreprise (trop heureuse de profiter de cette aubaine médiatique pour asseoir sa politique de communication). Ultime curiosité, il existe même des chiens citoyens (mais pas des chats, trop indépendants d'esprit sans doute pour se laisser embrigader).

Comme le soulignait Claude Allègre au cours d'un entretien, n'importe quelle idée, si imbécile soit-elle, devient assurément géniale si on l'affuble de la sacro-sainte épithète " citoyenne " (voire " écocitoyenne ", pour coller davantage à l'air du temps). " Civique ", " publique " ou " républicain " tendent à disparaitre du vocabulaire au profit du cliché citoyen, à tel point que, si un jour les sanisettes de nos villes passent du statut de toilettes publiques à la dignité (pour le moins) d'édicules citoyens, personne ne s'en étonnera. Un autre cliché suit d'ailleurs un parcours identique, " responsable ", employé également en tant qu'adjectif et cuisiné à toutes les sauces, jusqu'aux plus nauséabondes (pour justifier la délation, par exemple). Les critiques, dans quelques décennies, traqueront peut-être ces nouveaux clichés dans les textes du début du XXIe siècle.

Cela dit, si l'on suit l'étude menée par Hervé Laroche, cette notion reste très subjective aux yeux du lecteur, le même texte pouvant être jugé " bourré de clichés " par les uns, mais " bien écrit " par d'autres. L'auteur en tire une conclusion originale : " La première [manière de voir le cliché] y détecte une ʺdégradationʺ naturelle du langage et de l'expression littéraire, qui produit des habitudes inconscientes d'écriture, ou encourage la paresse des auteurs. La seconde fait du cliché un élément de la construction, par l'auteur, d'une offre de qualité littéraire qui a vocation à être évaluée par un lecteur naturellement critique. Le cliché est un signal sur le marché de la qualité littéraire. "

De nombreuses entrées du dictionnaire sont illustrées d'exemples. L'auteur tient à préciser qu'ils sont souvent " de son cru " ; pour les autres, il s'est abstenu de citer les auteurs concernés. Bien des phrases semblent en effet tirées de romans de gare ou de la collection Arlequin, mais on se prend à regretter de ne pas voir figurer quelques plumes célèbres. Il revient donc à chacun s'il le souhaite, en tant que lecteur, de se livrer à ce petit " devoir de vacances " distrayant.

Illustrations: Julien Dupré, Vaches à l'abreuvoir - Madame Bovary, édition originale - Déclaration des droits de l'homme et du citoyen