Centralisée et autoritaire, la gestion de la crise sanitaire n'est pas plus efficace

Publié le 28 janvier 2021 par Boprat

Source : Reporterre

De conseils de défense impénétrables en allocutions télévisées, la gestion verticale de la crise sanitaire par l’État attise la défiance tandis que la banalisation de l’état d’urgence sanitaire tend à affaiblir le pouvoir des députés. Pourtant, des exemples de gestion de crise démocratique et transparente existent.

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C’est sous les ors du Salon Murat que le « PC Jupiter » a établi ses quartiers d’hiver. Trop étroit, le bunker présidentiel ne permettait pas la distanciation physique de rigueur. C’est donc au rez-de-chaussée de l’Élysée que se tient le Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN). Installé en mars 2020, celui-ci se réunit désormais avec la régularité hebdomadaire d’un Conseil des ministres. Ses invités sont triés sur le volet : le chef de l’État, le Premier ministre, les ministres des Armées, de l’Intérieur, de la Santé et le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, y ont un rond de serviette. Les autres ministres peuvent être invités à s’y exprimer, mais leur présence n’est pas systématique. Autour de la table, vingt à trente spécialistes partagent informations, réflexions et propositions pour endiguer l’épidémie. Parmi eux, les treize membres du conseil scientifique, composé de scientifiques, de médecins, d’un sociologue, d’un anthropologue, d’une responsable de l’organisation ATD-Quart Monde et récemment d’un vétérinaire. Tous sont sous le sceau du secret défense, qui punit jusqu’à sept ans de prison et 100.000 euros d’amende la divulgation de ces échanges. Au terme du Conseil, Emmanuel Macron décrète la stratégie adoptée.

Confinement, couvre-feu, attestation. En moins d’un an, le vocabulaire du quotidien s’est enrichi d’un lexique autoritaire. Au fil des allocutions télévisées, les restrictions décidées en Conseil de défense s’accumulaient au motif légitime de préserver des vies. Opacité et verticalité semblent être les maître-mots de cette gestion de crise. Sociologue, Laurence Créton-Cazanave a participé à des recherches « embarquées » au sein de différentes institutions chargées de gérer les crises entre 2015 et 2018. Elle a observé le travail des acteurs du centre de crise zonal (préfecture de police) et de la cellule de crise interministérielle de Beauvau lors de la COP21, de la coupe d’Europe 2016 et des attentats du 13 novembre. « La cellule de crise, par définition, réunit un petit groupe de professionnels. Elle n’est pas faite pour durer un an et demi, observe-t-elle. Cette crise met le doigt sur notre modèle de gestion de crise, qui est un modèle d’urgence. Dans l’urgence, on n’a pas le temps d’intégrer les citoyens. Là, on est sur une crise qui rouvre complètement l’assemblée convoquée. On ne peut pas gérer le Covid sans lier tout le monde, vu qu’on a une crise multidomaines, multifactorielle, qui touche le travail, l’école, la santé… On devrait élargir le nombre de gens qui gèrent, et ils le réduisent. »

« On assiste à une banalisation des régimes d’exception qui deviennent le fonctionnement normal de nos institutions »

Cette contraction des pouvoirs autour de l’Élysée marginalise également le rôle du Parlement. Les députés et sénateurs sont déjà essorés par les discussions en procédure accélérée et la présence plafonnée à la moitié des effectifs de chaque groupe. Et ils voient en plus l’Élysée avoir recours aux ordonnances dans des domaines qui devraient relever de leurs attributions. « On a l’impression d’être dans un monde parallèle, l’essentiel du pays est confronté au Covid et à la réponse qu’on y apporte, et rien ne passe par l’Assemblée nationale, fulmine le député (La France insoumise) de la Somme François Ruffin. Le Premier ministre a annoncé un couvre-feu il a quinze jours, il n’y a pas eu de discussion à l’Assemblée ! Le président réfléchit, mais les représentants de la nation ne sont pas associés à cette réflexion. » Cerise sur le palais Bourbon, l’état d’urgence sanitaire limite davantage ses compétences que l’état d’urgence « classique ». « Dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le Parlement est appelé à intervenir au bout d’un mois et non douze jours ; il n’est pas informé de toutes les mesures adoptées au titre de l’état d’urgence sanitaire alors qu’il l’est quand l’urgence est sécuritaire », explique Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit public à l’université Lyon 3.

Le pouvoir conféré par cet état d’urgence est d’autant plus prégnant qu’il est impossible d’en discerner l’horizon : « Un état d’exception doit être limité dans le temps. Or l’état d’urgence a été activé le 23 mars, puis prorogé. Le dispositif de "sortie de l’état d’urgence sanitaire" a permis l’essentiel des restrictions aux droits et libertés. Puis l’état d’urgence sanitaire a de nouveau été déclaré en octobre, a été prorogé une première fois et en passe de l’être à nouveau. » La juriste poursuit :

On assiste à une banalisation des régimes d’exception qui deviennent le fonctionnement normal de nos institutions. »

Afin de veiller au grain sur les libertés et droits fondamentaux, le groupe de réflexion Génération Libre a répertorié les restrictions décrétées pendant l’épidémie. « Ce tableau sert à recenser où en est l’état des restrictions, à s’assurer qu’elles seront levées lorsque la pandémie se terminera, et à ce qu’il n’y ait pas un glissement de certaines mesures dans le droit commun », renseigne Vincent Delhomme, chercheur associé au sein du groupe. Un souci du détail issu de l’expérience : « À la sortie du précédent état d’urgence, nous avons eu le droit au passage dans le droit commun d’un certain nombre d’exceptions qui ont été pérennisées. Il faut s’assurer que ça ne soit pas le cas cette fois. » Selon le chercheur, ce ne sont pas les mesures les plus liberticides qui vont perdurer, il s’agit donc d’être vigilants sur les plus discrètes. « C’est notamment le cas sur les données médicales : les médecins font remonter des données auprès du gouvernement et les employeurs peuvent être informés que leurs employés ont le Covid. Cela changerait totalement notre rapport à la santé. »

« Il n’y a pas d’avantage comparatif très clair entre pays centralisé et décentralisé »

Comparée à ses voisins européens, aux restrictions plus ou moins souples, la France fait figure autoritaire. « Le pays se caractérise par un haut niveau de centralisation et d’autoritarisme, avec des décisions extrêmement fortes comparées à nos voisins allemands, hollandais ou danois. Les décisions et les contraintes françaises sont beaucoup plus importantes et soudaines », analyse Raul Magni-Berton, professeur de sciences politiques à Sciences Po Grenoble. Le chercheur, qui effectue un travail de comparaison de la gestion de la crise sanitaire entre les États européens, souligne les différentes nuances d’états d’urgence : « En Pologne, on ne déclare pas l’état d’urgence, mais on applique des mesures strictes qui en sont dignes. Cela dépend beaucoup de la facilité des constitutions à le déclarer. »

Les pays mus par une gestion décentralisée — à l’instar de la Belgique ou de l’Allemagne — obtiennent-ils de meilleurs résultats que la France dans leur gestion de l’épidémie ? Pour le politologue, il est encore trop tôt pour tirer des conclusions : « Il n’y a pas d’avantage comparatif très clair entre pays centralisé et décentralisé. Le pays décentralisé permet une gestion plus adaptée aux circonstances locales. Mais un pays centralisé favorise la coordination entre les différents territoires. » D’autant que la crise tend à rapprocher ces deux extrêmes. « Pendant la première vague, les pays décentralisés s’en sortaient mieux. Maintenant, c’est moins évident. Régulièrement, dans les pays centralisés, quand il y a beaucoup de morts, que la gestion est difficile, il y a des protestations pour décentraliser. À l’inverse dans les pays décentralisés, quand on atteint ces situations difficiles, il y a des manifestations pour centraliser. »

Pour Raul Magni-Berton, la crise a surtout un effet révélateur des carences de l’État français, dont le système électoral majoritaire tranche avec la nécessité de cohésion de ses partenaires européens. La différence est ainsi institutionnelle : « En Allemagne, en Hollande ou en Suède, il y a des systèmes électoraux proportionnels, aucun parti ne peut gouverner seul et la coalition représente 51 % de la population. On est obligé de prendre en compte d’autres vues et de choisir des décisions consensuelles, y compris dans la tempête. En France, il y a une disproportion extrême et unique dans l’histoire : environ 14 % de votants inscrits ont voté pour l’actuelle coalition au gouvernement, qui a 62 % des sièges. Or l’enjeu central dans une telle crise, c’est que les gens se comportent de manière coordonnée. » Et si le gouvernement est peu représentatif, un « cercle vicieux » se met en place : « quand les gens n’ont pas confiance dans les mesures prises, ils ne les suivent pas ; les paliers sanitaires restrictifs suivants seront alors plus durs, et les gens auront encore moins confiance. »

Grenoble expérimente un comité de liaison citoyen

Comment construire cette adhésion ? « Il n’y a rien dans la littérature sociologique sur comment intégrer les citoyens au sein des cellules de crise », constate Laurence Créton-Cazanave. Ou plutôt, pas encore. Une expérimentation a germé à Grenoble sous la houlette de la mairie écologiste : celle d’un comité de liaison citoyen dédié au Covid-19. Une trentaine d’habitants et représentants d’acteurs locaux tirés au sort se réunissent un samedi par mois avec les représentants de la ville. Objectif, associer la société civile à la gestion de la crise via une « convention citoyenne Covid-19 ». Y sont abordées des questions du quotidien : l’ouverture des marchés alimentaires, l’isolement et la solitude, la réouverture des commerces, les vaccins…

Ce dispositif a été imaginé par Pierre-André Juven, nouvel adjoint Europe Écologie — Les Verts (EELV) en charge de la santé, inspiré par les recommandations du Conseil scientifique dans une note révélée en avril par Mediapart et intitulée « L’urgence sociétale, l’inclusion et la participation de la société à la réponse du Covid-19 ». Son auteur, le président du conseil scientifique Jean-François Delfraissy, y spécifiait la nécessité d’une « démocratie sanitaire » pour regagner la confiance des Français. « Les élus en charge de la gestion de crise au printemps avaient identifié le fait que, dans une période aussi critique, les décisions sont vite centralisées », explique l’élu, qui aborde son premier mandat après une carrière de sociologue chargé de recherche au CNRS. Pour lui, un comité de liaison « a encore plus de sens au niveau local. Ce n’est pas parce qu’on est en situation de crise que les modalités doivent être suspendues. On a besoin d’échanger de façon très forte avec les habitants, de voir les priorités, de mettre les avis en discussion, de construire ensemble une partie de la gestion de crise ».

Initié en novembre, le comité de liaison a connu trois séances et en prévoit trois nouvelles. L’expérience semble prometteuse après une première période de rodage. « Ce dispositif fait apparaître des problèmes et des solutions que les élus n’avaient pas envisagées, relève Laurence Créton-Cazanave, observatrice de ces sessions. Ce qui est épatant, c’est que les citoyens n’ont pas de problème à soulever des questions qui leur paraissent importantes. Les gens étaient très critiques sur le dispositif lors des premières séances. En face, les élus ont eu une vraie capacité à entendre et à s’ajuster. C’est un apprentissage par l’équipe municipale, de comment formuler les questions, comment mettre en place un dispositif qui satisfait tout le monde. » Pour Pierre-André Juven, « il y a une infusion de la décision politique par la multiplicité des réunions citoyennes. À force de lire les comptes-rendus, les élus sont plus sensibles aux préoccupations des gens et proposent de consulter le comité citoyen sur tel ou tel point. »

Au Parlement, l’idée d’une intégration de citoyens à la gestion de crise fait des émules. « Je veux proposer une convention citoyenne sur le coronavirus, qu’on mette ensemble des commerçants, des soignants, des gens de la culture... et qu’on ait une discussion sur les réponses apportées, sur ce à quoi on peut renoncer et ce que nous ne pouvons pas sacrifier », déclare François Ruffin. À L’Élysée aussi, l’idée d’une concertation semble avoir fini par s’installer. Début janvier, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a tiré au sort trente-cinq citoyens représentatifs chargés de faire remonter les préoccupations de l’opinion publique sur la campagne de vaccination. Une ambition qui laisse beaucoup d’acteurs sceptiques : la convention citoyenne sur le climat a laissé un souvenir amer des expériences de démocratie participative du gouvernement. Un premier rapport d’étape doit être présenté le 23 février. Sera-t-il lu dans les salons du « PC Jupiter » ?