Gisele Pineau : Chair Piment

Par Gangoueus @lareus

Je vais te raconter ma lecture de l’histoire de Suzon Mignard. L’histoire d’un amour insensé, l’histoire d’une haine viscérale, l’histoire d’une attente désespérée. Gisèle Pineau sait parler de l’amour dans ce qu’il a de plus trash et sur ses conséquences parfois néfastes...
Suzon Mignard apparait assez tard dans ce roman. Elle est en toile de fond d’un roman qui commence en France avec Mina, une jeune antillaise un peu paumée. 35 ans, elle travaille dans une cantine avec d’autres femmes. Elle collectionne des hommes comme d’autres s’adonnent à la philatélie ou aux voitures de luxe.  Elle choisit ses hommes pour des relations éphémères dans lesquelles elle ne s’implique que très peu sur le plan émotionnel. En zoomant un peu ou beaucoup sur le personnage, Gisèle Pineau nous donne d’aller au-delà de cette façade Potemkine. Mina, car ainsi s’appelle notre personnage, vit avec le fantôme de sa soeur morte dans un incendie à Piment, en Guadeloupe, il y a une vingtaine d'années. Rosalia. De là se construit la première partie du roman où le lecteur est partagé entre le passé et le présent de Mina, entre la Métropole et la Guadeloupe.
"Il doit me prendre, se dit Mina en décrochant  son téléphone, furie, une femme possédée à demi folle, démangée par le désir d'un corps d'homme sur le sien, d'un sexe d'homme planté dans son ventre comme un couteau." p.149
C’est l’histoire de la famille Montério que le lecteur va découvrir, du moins sous certaines de ses aspérités. Avec une forme de fatalité qui s’est abattue sur cette famille et qui explique l’exil « spirituel » de Mina en Métropole. Après 20 années passées en Europe, d’abord avec sa soeur Olga puis en parfaite autonomie, c’est en négropolitaine qu’elle revient dans son île pour affronter son passé et peut être se construire un avenir. Les Montério ont une histoire singulière où une ancêtre, Selena, extraite de la servitude à force de travail et d’audace, a pu se constituer un patrimoine foncier significatif. Je m’arrête là.
Gisèle Pineau décrit les stigmates d’une société guadeloupéenne post-esclavagiste avec ce que les efforts pour s’extraire d’une condition sociale désavantagée ont pu avoir sur les individus et leurs descendances. C’est aussi une réflexion sur les non-dits des amours contrariées. On passe de l’amour lâche à l’amour fusionnel, de l’amour passion à la haine la plus sourde. De quel type de faillite familiale sommes-nous les victimes ? Pourquoi une parole entre deux adolescents va constituer les prémices d’une quête occulte et destructrice ? Comment déconstruit-on cela ? 
J’aime ce roman parce qu’il est construit comme une thérapie. C'est tout l'art de traiter des âmes par le truchement d'une fiction. Avec tout ce que cela implique en termes d’introspection pour le personnage ou le lecteur. On aime pas aller fouiller dans les méandres d’une douleur. Au Congo, il est tellement simple de désigner un sorcier sans vraiment investiguer sur le sens profond de ce concept et ses mécanismes... Gisèle Pineau connait ces cas extrêmes. Possédant à la fois une formation solide en lettres modernes et ayant travaillé dans une structure psychiatrique, l’écrivaine guadeloupéenne se sert du roman comme un moyen pour explorer une pathologie, ses symptômes d'abord, ses causes racines ensuite.
"Immuables champs de cannes bercés par les immuables alizés. Champs de cannes qui saluaient Mina à leur façon. Voilà, je rentre dans le pays, se dit-elle tandis  que l'auto fendait à travers les champs. Je m'enfonce en lui, je le pénètre de la même manière que le sexe des hommes dans mon ventre. Tout va bien, je n'ai plus peur !" p.236

Qu’y a-t-il derrière une malédiction familiale ? Quels mots placés assez justement peuvent décrire les forces obscures que certains convoquent pour déployer une vengeance sans trace à opposer à une logique rationnelle. Survivances africaines en Guadeloupe dans certaines formes de manifestations du mal ? Je vois des succubes et de gadézafè... Mais c'est mon interprétation. J’aime le rythme de la seconde partie du roman. On est quasiment dans un polar. Le niveau de la langue de Gisèle Pineau est tout simplement  à la hauteur des nombreux prix littéraires qu’elle a obtenus. Une écriture exigeante mais parfaitement accessible pour porter cette malédiction sur la famille Monterio. Il est possible de s’extraire d’une oppression spirituelle, d’un chaos familial. La figure de Mina par ses choix et sa détermination à transformer sa trajectoire de vie, après l’avoir subi pendant 20 ans, offre pas mal de perspectives. Les choses s’expliquent, nécessitent souvent un travail sur soi, des actions. Il y a quelque chose qui me fait penser à Beloved le fabuleux roman de Toni Morrison, chez Gisèle Pineau, le coté cathartique de l’histoire, la place des personnages féminins, l’absence ou la faillite des hommes, le processus de reconstruction de Mina qui ressemble à celui de Sethe… La ressemblance s’arrête là. Elle m’a donné envie de visiter ces petits bourgs guadeloupéens. Il ne vous reste plus qu'à découvrir ce travail de Gisèle Pineau.
Gisèle Pineau, Chair PimentEditions Mercure de France, première parution en 2002, collection Folio374 pages