(Anthologie permanente) Silvina Ocampo, Inventions du souvenir

Par Florence Trocmé


Les éditions des Femmes Antoinette Fouque publient Inventions du souvenir de Silvina Ocampo.
Extraits :
Dans l'obscurité consécutive
lointaine comme Gilgamesh1
dans la nuit de la mer, nue
comme Palinure2,
dans le miroir
comme Pao Yu3,
errant dans la maison sous les tapis
comme Odradek4,
elle tente de fuir, elle reste
partout, nulle part.
Elle fuit, elle est restée.
Elle cherche Dieu.
Ce qui aujourd'hui lui est si familier
peut ne pas l'être pour les gens
qui vivent très loin
en Russie ou en Inde,
en Chine ou en Grèce.
À quoi bon inventer !
Plus étrange est ce qui est réel.
Les sirènes du port,
le palmier,
la médaille mangée par ses baisers,
le lion et le rubis,
les cloches d'une église,
le tramway qui passe, des canaris qui chantent dans un patio, tout fous,
au milieu d'orangers amers, le hochet,
le tricycle, la toupie, les hamacs impatients
pourraient être en profusion exotiques ;
Palermo5, l'Arbre du Pardon6, le Pavillon des Lacs7
abritant une poule dans une cage en verre
qui pour un centime
pond des œufs pleins de friandises ;
le Jardin botanique est loin,
mais profonde la proximité de ce lieu
qui dans sa vie va être important
tout comme l'amour,
les visages et les livres.
(p. 9-10)
*
Dehors,
quand ne tombaient pas les fleurs printanières,
l'intempestive pluie d'été
ou les feuilles d'automne,
tombait la neige.
Les oiseaux chantaient très peu.
Elle se rappelle l'odeur de la neige.
Elle était comme les chiens, elle avait même plus de flair que les chiens:
tout avait une odeur pour elle,
même les nuages,
même les étoiles, même la lune
qui parfois était jaune comme un bonbon au citron
ou rosée comme une opale tremblante couleur du lait.
Mais et les cigales ?
Les cigales ne chantaient pas la soif de l'été
comme dans sa contrée,
et dans le ciel on ne voyait pas non plus
les Trois Marie ni les Sept Chevreaux8.
(p. 41)
*
Et toujours l'agréable
subrepticement
interrompu
par l'arrivée atroce
de l'infernal :
l'été
faisait fleurir
des buissons frais de magnolias et de jasmin
quand naissent ces indénombrables bestioles qui brûlent tout
et les chenilles poisseuses qui rongent
la tendre feuille printanière,
et dedans la fleur des orangers
dont le seul parfum est un acte d'amour
l'été introduisait des vers répugnants
qui sont comme des dragons
en miniature.
(p. 174)
Silvina Ocampo, Inventions du souvenir, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard, des femmes Antoine Fouque, 2021, 192 p., 16€
Présentation du livre sur le site des éditions :
« Inventions du souvenir, autobiographie de l’enfance de Silvina Ocampo, a été publiée à titre posthume en 2006 en Argentine, grâce au travail du critique et traducteur Ernesto Montequin sur les manuscrits laissés par l’écrivaine. Dans un entretien pour le journal Clarin en 1979, Silvina Ocampo évoquait son attachement aux expériences de l’enfance et livrait l’origine et les clés de lecture d’une œuvre alors déjà bien avancée : “Je suis en train de préparer une histoire que j’appelle prénatale, écrite en presque vers, mais qui n’est pas un poème. Il s’agit d’un livre où prédomine mon instinct”. »
Notes de la traductrice
1. Gilgamesh : héros sumérien, roi d'Uruk, l'un des principaux personnages de la mythologie assyro-babylonienne.
2 Palinure : dans la mythologie romaine, pilote du navire d'Énée.
3 Tsao Hsue-Kin (1719-1764), romancier chinois auteur d'un vaste roman Le Rêve de la chambre rouge dont un chapitre s'intitule « Pao Yu ». Jorge Luis Borges, Adolfo Bioy Casares et Silvina Ocampo en ont inclus une version légèrement modifiée dans leur Antologia de la literatura fantastica (1940).
4 Odradek: créature fabuleuse du bestiaire kafkaïen qui apparaît dans le récit intitulé « Le souci du père de famille ».
5 Palermo est un quartier résidentiel de Buenos Aires situé au nord de la ville. Il offre des rues très arborées et une ample partie de son territoire est occupée par les Bosques de Palermo, un espace composé de jardins botaniques, de lacs et d'espaces verts.
6 Allusion au rejeton d'un arbre historique, le cassier du Pardon (Aromo del Perdon), situé Plaza Sicilia (Palermo) à Buenos Aires. Au XIXe siècle, le gouverneur Juan Manuel de Rosas (1793-1877), que l'historiographie présente le plus souvent comme un caudillo autoritaire, avait fait construire une résidence entourée de parcs et de jardins. Rosas aimait se reposer près d'un cassier où, dit-on, sa fille, Manuelita, venait lui demander d'accorder son pardon à ses adversaires.
7 Le Pavillon des Lacs était un édifice situé près de la Roseraie de Palermo. Il fut construit par l'architecte Roland Le Vacher. Le Pavillon, qui avait un aspect un peu oriental et comprenait un salon de thé, un restaurant, un salon de réception, fut inauguré en 1901. Il fut démoli en 1929 et sur son site on installa le Jardin espagnol et le Patio andalou, qui existent toujours.
8. En Argentine, dans la culture populaire, Les Trois Marie désignent La Ceinture d’Orion tandis que les Sept Chevreaux renvoient aux Pléiades.