(Note de lecture), Cédric Le Penven, Un sol trop fertile, par Jacques Morin

Par Florence Trocmé


Peut-être que Cédric Le Penven est-il devenu, depuis une vingtaine d’années qu’on le suit, le poète moderne type. Il sait imbriquer dans un même ensemble littéraire les différentes strates qui composent sa vie d’homme. Il peut parler aussi bien de sa famille, sa femme et son fils, de ses activités, professeur et arboriculteur, de son enfance, de son vécu, de son chemin. Ça pourrait faire l’objet d’une biographie, ou d’un journal. Non, ce sont des pages de poésie, en versets somme toute, qui basculent sans cesse entre la narration la plus prosaïque parfois et la langue inspirée, dense et irriguée, forte et impérieuse, qu’il a mise en place de recueil en recueil. Il y a au centre de tout son être une fragilité que l’écriture tend à circonscrire.
Un regard de biais me déséquilibre, une branche brisée me brise
Plutôt que de pages, on pourrait parler de séquences, tant le découpage semble cinématographique. Après l’expérience de la paternité (Joachim), et celle du métier parallèle (Verger), c’est un épisode tragique du tout début qui est dégagé des sables de la mémoire, certainement pour achever un cycle.
J’ai l’âge de ceux qui ont assez mâché leur enfance
Dans la lignée actuelle de son collègue aux paroles humiliantes ou du voisin, broyeur de haie et déverseur de glyphosate
la blessure, je la porte au travers du visage en guise de sourire.
Et pour reprendre le titre complet : une blessure est un sol trop fertile C’est dire qu’il faut l’extirper et la dépasser et à nouveau aller de l’avant. Il y a d’abord le retour à la maison de l’enfance revendue à présent où demeurent souvenirs de violence et de colère. Et ce travail de reconstruction et de réparation aussi bien dans le corps que dans la tête. L’auteur dirige son double, comme sur un plateau de tournage, les aveux et les ordres permettent de reconstituer la scène. Il se pose les bonnes questions pour enfin y répondre. Et cette observation à la fois clinique et éthique :
…obstination du vivant à se prolonger dans son pourrissement
réitérée plus tard :
et certains pourrissent de leur vivant.
La poésie de Cédric Le Penven se mue analyse de ses propres tourments à travers le temps qui les taraude. Il aime en attelage mettre sur le même plan vie rurale et conscience intérieure, ainsi cette suite :
[tu] trébuches contre les outils entreposés dans la cabane et les nœuds qui resserrent la gorge
(mais le vent dérange les bêtes endormies et déloge les mots ravalés)…
À l’image de ses recueils où la terre et l’esprit se partagent l’essentiel de ses préoccupations. L’épreuve pour cette fois est surmontée, la catharsis a terrassé la complaisance. Reste, et c’est ce qui importe, le havre de paix, et de bonheur avec le renversement des mauvaises pensées et des idées noires, des coups encaissés et des cicatrices invisibles, grâce au verbe et à la beauté,

ce sont les mots qui éblouissent ce qui les aveugle
Jacques Morin

Cédric Le Penven, Un sol trop fertile, Éditions Une, 202, 80 pages, 17 €.
Extraits
ne renonce pas à cette part de toi, même si tu deviens salissant, trouble-fête, mauvais goût
tant pis pour les repas entre collègues où chacun rivalise d’esprit, cherche le bon mot, la juste salve pour celui qui hésite au fond de la salle
tant pis pour le repas de famille où chacun s’assied sur ses rancœurs et rit plus fort que le rire jusqu’au dessert qui délivre
profère un mot plus vite que l’injure comme le coup à la mâchoire fait claquer les rêves
cette années moins d’hirondelles encore : le voisin, chef d’exploitation agricole, les empoisonne pour toucher la prime
au sol, ces dents éparpillés, c’est ton sourire de gosse
p. 29