(Note de lecture), Denise Le Dantec, Enheduanna, par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé


Long poème qui s’inspire, plutôt indirectement – il n’y a aucune évocation précise des grands hymnes religieux – de l’œuvre d’Enheduanna, fille du roi Sargon d’Akkad, prêtresse sumérienne de la ville d’Ur au XXIII siècle avant J.C., et poète dont l’œuvre s’identifie comme la plus ancienne connue. Le poème de Denise Le Dantec offre un splendide déluge de paroles et il me semble que je ne peux faire mieux que d’en citer la première page, tout en soulignant qu’il faudrait l’imaginer avec toute la force de ses blancs et autres espacements : ‘Beau temps sur la planète / Une poudre d’étoiles dans le noir de l’univers / un chemin vert // Un homme marche au soleil   (la pluie est un rêve) // c’est ta bouche… l’eau de ta voix… // (j’habite un songe) // …J’ouvre la fenêtre… la parole s’envole   le mot etcetera / des nuages d’ozone flottent sur la jachère céleste / une mousse d’émeraude / des écailles de hareng /   tout est argent / les œufs au thé… la liqueur barbabaro ( / 3 peupliers… un cheval (( // EN-HEDU-ANNA / 1 ligne fragmentée / 2 lignes manquantes / 4 lignes fragmentées / (ici s’interrompt la forêt ombreuse) / « YOUR PRINCESS IS ON THE PURE HORIZON »’.
Voici le poème d’une energeia ruisselante, débordante, le poème d’une cérémonie de la totalité de ce qui est, ce que nous considérons comme ses dehors et, surtout, ce qui surgit d’une conscience subjective, spontanément allumée, multivocale, site de rêverie, de mémoire, moteur de sens, mais de sens irréductible, elliptique, parataxique, foisonnant, librement musicalisé, dansant au cœur de ses infinies éclosions et floraisons que caressent si délicatement les dessins de Liliane Giraudon. ‘Mangeuse de mots’ à son tour, Denise Le Dantec, poète du Tao, d’un poïein coulant ‘dans le lit du poème’, comme disait Michel Deguy, de son sens fluvial, charroyant le bien et le mal, l’exaltant et le troublant, tout le sacré qui, innommé, porte tous les noms dont l’humain le couronne, plongé dans le sein de son inconnaissance. Le flagrant et l’obscur fusionnent, tout comme le mortel et l’intemporel, l’hypercontemporain et le fabuleux. Quelque part se fonde une poétique de la femme, de l’amour qui reste possible au sein même de tout ce qui semble le refuser, amour à jamais à faire au milieu de cette multitude de voix dramatisées que génère la ritualité d’Enheduanna. Voici le poème de celle qui, comme Brodsky, persiste à veiller ‘à la fenêtre de l’univers’ où ‘vivre est une feuille dépliée   les étoiles [étant] dans les plis’, où le rythme des constats et pénétrations d’un esprit exemplairement disponible témoigne d’une surprise après l’autre au cœur de l’incessant surgissement ontique et scriptural.
Un très beau poème ne fuyant jamais ce torrent des choses et signes qui sont, qui assaille, excite et agrandit la conscience d’une des grandes poètes de notre temps.

Michaël Bishop

Denise Le Dantec, Enheduanna. La femme qui mange les mots, Atelier de l’agneau, 2021, 31 pages, 20 euros.
Extrait d’Enheduanna :
L’UNIVERS RESSEMBLE À UN CORPS

Nous avons fait l’amour
sur un drap de soie Ti  sur les berges du Loing  sur des
sentiers ronds  sur des cartons étoilés  sur des planches
sur des matelas d’aromates  sur une boucle de la Seine
sur des planètes à fleurs  sur le labyrinthe sans murs  sur
des lacs ondoyants  sur ce qui tangue  sur des choses toutes
petites  sur des champs de bataille  sur la main du vent
sur les coquelicots  sur les 29 noms de la Nuit  sur une
hauteur de pluie  sur ce qu’on ne peut pas compter  sur
des chuchotements  sur l’oreille du Temps  sur une mer
oubliée  sur des fleurs jaunes  sur des grains de poussière
sur l’île des Cygnes  sur l’âme des vents  sur le corps massif
des vaches  sur les pare-brises  sur l’étang de l’Or  sur les
toits des voitures  sur les pierres d’empyrée  sur les vagues
célestes  sur les ailes des cigales  sur les bosses des
chameaux  sur des tas de vêtements  sur les anneaux de
lunes  sur des guirlandes d’oiseaux  sur le silence des
sirènes
sur les phrases oubliées d’un livre qui se déchire sans
bruit de papier…