Une nuit dans Cocody avec Jeune Lio

Publié le 15 juillet 2021 par Maybachcarter

Il est un peu plus de 20h ce mardi 13 juillet, lorsque l'on pénètre l'immense villa qui abrite les locaux de Sony Music au nord d'Abidjan. L'atmosphère est silencieuse, et une fois passée la porte du studio d'enregistrement, on entrevoit notre hôte, le regard fixe sur l'ordinateur. Il a beau avoir l'habitude de mixer devant des milliers de personnes ( en tant que co-fondateur de l'événement La Sunday), ce soir-là, Jeune Lio est un tantinet nerveux devant la dizaine de personnes venues l'écouter. " A Night in Cocody, c'est mon premier EP " nous dit-il en guise d'introduction.

Publicitaire de formation, Jeune Lio - de son vrai nom Lionel Obam - est ce que je pourrais appeler une " vieille connaissance". Nous nous sommes connus il y a plus d'une dizaine d'années à Paris et avons collaboré sur des projets créatifs, notamment Fashizblack. Son intérêt pour la Culture et plus spécifiquement la musique ne date pas d'aujourd'hui, mais je n'aurais pas soupçonné qu'en 2021, nous nous retrouvions dans la capitale économique ivoirienne à écouter son premier projet en tant que... En tant que qui ou quoi, d'ailleurs ? Il ne chante pas, ne rappe pas, ne crée pas de beats. Avant qu'il ne lance le premier morceau de son EP, je lui pose la question en faisant allusion à DJ Khaled. " J'ai fait un travail de producteur, de Direction Artistique. Je me définis comme un A&R* ". Nouvelle casquette donc, mais qui finalement, est un prolongement de ce qu'il fait depuis ses premières soirées en tant que DJ à Dakar et depuis 2018, à Abidjan.

Mixer et faire danser les foules repose d'abord - voire essentiellement - sur la curation. Qu'est-ce qui va faire que le public se lève, qu'est-ce qui va rapprocher les corps, comment enchaîner les titres sans casser l'ambiance ou briser la cohésion... Ces questions sont permanentes dans l'esprit de tout bon DJ et à quelques détails près, c'est le même exercice pour toute personne en charge de la Direction Artistique d'un EP ou d'un album. Entre deux morceaux, Jeune Lio confiera: " Le vrai casse-tête pour moi, ça a été de sélectionner les artistes, savoir qui allait chanter avec qui. J'ai reçu des prods incroyables de beatmakers basés à Abidjan, à Accra ou Lagos. J'avais une vision claire de ce que je voulais mais il fallait vraiment trouver la bonne combinaison sur chaque morceau ".

Parlant de vision, dans le cas d' A Night in Cocody, le fil conducteur a été de retranscrire musicalement le début, le milieu et la fin d'une virée nocturne dans la célèbre commune abidjanaise. L'entrée en matière se fait donc en douceur avec " Test Me", interprété par l'ivoirienne Chrystel (qu'on retrouve déjà sur le single "Sexy Girl from Abidjan", absent du projet) et le producteur/artiste ghanéen Yung D3mz. Le titre est une ballade mid-tempo qui n'est pas sans rappeler le courant " Alte", du nom de ce style alternatif né de l'Afrobeats. Puis suit " Cocody", " une chanson pour quand on est en voiture et qu'on roule pour se rendre à une soirée" dixit Jeune Lio. C'est Lekr, jeune artiste ivoirien basé au Canada, qui l'interprète et il est indubitablement une des meilleures découvertes du projet tant son timbre de voix, son sens de la mélodie et sa plume captivent l'attention... Un artiste à suivre.

Plus on avance dans l'écoute, plus les titres deviennent dansants. Joochar du groupe KIFF NO BEAT, ainsi que les rappeurs Mr Luck et Bmuxx Carter font la part belle au Rap Ivoire sur des productions calibrées pour le dancefloor tandis que la talentueuse Diane Dddd montre sa polyvalence sur " The Call". Quant au crooner Magasco, il chante l'amour - comme il sait si bien le faire - avec l'aide de Soukeina Young sur " Midnight Crush". Le projet se termine avec " Forever" par le camerounais Stanley Enow, qui pousse le chant sur de l'Amapiano sud-africain, produit par l'ivoirien Kesmo.

Quand il est derrière les platines, Jeune Lio exulte en tandem avec le public et peut donner une impression de nonchalance... mais pour son EP, l'on peut facilement déceler l'effort de précision et d'exigence qu'il s'est imposé. De manière générale, " A Night in Cocody " est somme toute assez minimaliste dans son exécution. Du saxophone ici et là, des mélodies lancinantes, des choeurs qui chatouillent l'oreille, des drums très présents mais qui n'étouffent pas les voix, rendant l'écoute des 8 titres assez digeste. Plusieurs titres feraient des singles efficaces en radio ou en club, mais pour ma part, ce n'est pas vraiment là que se trouve toute la pertinence de cet EP.

Abidjan, métropole ouest-africaine fortement tournée vers l'international, est un incontournable carrefour des tendances dans la région. Les sonorités du pays ( Zouglou, Coupé-Décalé etc) cohabitent avec la Pop urbaine française, nigériane, congolaise ou camerounaise. Cependant - e t c'est une observation très personnelle - le cycle de renouvellement de la scène locale mainstream est (beaucoup trop) lent et ce, aussi bien au niveau des artistes que des genres musicaux en eux-mêmes. Un immobilisme qui n'est qu'apparent, parce que la scène underground abidjanaise ( beatmakers, compositeurs, artistes...) ne manque pas de talents qui ne demandent qu'à éclore... Seulement, pour des raisons qu'il serait trop long d'analyser ici, ces jeunes pousses ont du mal à exister dans les canaux classiques - notamment médiatiques mais pas que - en Côte d'Ivoire.

En dehors donc du projet en lui-même, sur lequel chacun(e) peut avoir un avis, c'est surtout la démarche qui m'intéresse: " A Night in Cocody" est une courte démonstration de ce qu'Abidjan est capable de produire pour peu qu'on soit ouvert à l'expérimentation, à sortir des sentiers battus... et qu'on y mette un minimum de rigueur créative ( sans oublier les enjeux commerciaux derrière, bien évidemment). La métropole ivoirienne a tout ce qu'il faut pour avoir l'audace créative que j'évoquais à la fin de mon article sur l'Afrobeats, et être un laboratoire musical où se mêlent les influences. Je crois même qu'elle l'est déjà... peut-être sans en prendre la pleine mesure.

Pour finir, à-travers cet EP, J'y vois également un manifeste sur le besoin vital pour les Directeurs Artistiques, DJ, journalistes culturels, curateurs de tout bord de prendre plus de risques, non seulement en faisant plus de veille sur ce qui se fait loin du " grand public", mais également en mettant leur influence au service d'un renouvellement de la scène musicale locale... renouvellement qui - je trouve - manque cruellement. Et pour finir avec le plus évident, il faut bien sûr saluer l'initiative de réunir différents artistes africains, indépendamment de la barrière linguistique ou géographique.

" A Night in Cocody" par Jeune Lio est disponible sur toutes les plates-formes d'écoute en cliquant ici.

PS: j'allais oublier de mentionner mon Top 3 sur l'EP: " Test me", " The Call" et " Cocody" (avec une option sur " Forever "). Dans cet ordre.