(Note de lecture), Céline Walter, Peau de lait, par Mazrim Ohrti

Par Florence Trocmé


Le pays de Céline Walter, avec ses reliefs, son climat, ses espaces privilégiés mais aussi ses chemins non cartographiés sur lesquels il faut semer cette « Peau de lait » comme des petits cailloux blancs pour ne pas se perdre est précisément celui de l’enfance. On parlera de prose poétique à l’opposé de ce que les souvenirs d’enfance torrentiels dévoilent habituellement par la sécheresse (souvent monotone) du rapport psy. « La peau de lait », résidu alimentaire peu ragoûtant pour les uns est consommable pour les autres. Céline Walter, elle, l’observe sous toutes les coutures, en fait un objet transitionnel appelant à la contemplation en rappel inconscient (et ingurgitable) de sa vocation proustienne. Cette peau blanche, résiduelle, immaculée (?) est à la fois la mère, un marqueur du temps qui cherche sa trace légitime sur le long cours et un marqueur d’espace autour duquel créer le monde à sa guise.  « Maman, elle est peau de lait » émaille le recueil de bout en bout, car ici les rapports mère-fille meuvent l’expression (de soi) de l’auteure en poème. On notera la texture de l’aliment, sa nature élastique et imprévisible de s’imposer où on ne l’attend pas, comme fascinant et rappelant la prise du destin sur les choses et les êtres, suscitant donc aussi bien la fuite et l’évasion dès le plus jeune âge (voir p.11).  
Le regard de Céline Walter sur sa mère ne s’encombre ni de dureté ni de bienveillance. On ne devient pas poète par hasard. Les images utilisées pour percevoir le réel font en même temps fonction de son allègement par résilience : « je peux filer droit comme une image de moule à madeleines pour vous donner une idée militaire ». Plus loin : « on grandit avec les yeux plus gros que le ventre à cause du beau qui pousse partout ». De belles images, coincées entre le ton naïf de l’enfance et la puissance du regard qu’on y porte avec un sourire incrédule. Questionnements et expériences propres à l’enfance sont de mise concernant les premiers baisers, la question de Dieu, sa propre présence au monde. Monde dont le premier critère est le souci d’harmonie pour la poète, réorganisation du chaos. Nécessité pour Céline Walter de rallier cette nostalgie à une terre mythique où commander aux formes et phores pour trouver le bon équilibre entre dévoilement et pudeur, reformuler sans regret des références d’une génération (jusque dans les termes) qui commence lentement d’avoir fait son temps : « Les réclames, elles me font devenir complètement fourmi. Et c’est la télévision qui donne exprès le coup de pied. Après quoi, elle me chausse un canapé à la place du ventre et au chausse-pied s’il le faut ». Sous la nature cursive de ce type de narration selon rythme et ton habituels, perce une langue piquée au vif, dont ni le gel ni la chaleur étouffante des événements passés n’empêcheraient son travail de furetage, de fouille et d’attaque au détour. Car ici la langue est animale, païenne, soupe au lait (ou à sa peau) mais assumée quant à son rôle, sa responsabilité devant le lecteur, toute de détermination et de constance d’une révolte précoce. La « peau de lait » est adverbe qui s’accroche à la phrase, au service de la synesthésie de Céline Walter dont elle use comme d’une faculté d’éclaircissement au maximum de son intensité. Et ce, avec une syntaxe simple suggérant une ambiance labyrinthique renouvelant l’instant de découverte, où les racines et pierres d’achoppement affleurant sont autant d’épiphanies qu’on ramasse ou néglige au nom du destin accompli (au sens de l’amor fati). Ainsi le livre est une façon de s’ancrer dans le réel, de trouver sa juste place. Sa particularité stylistique (pour employer un gros mot) tient à ce glissement graduel et délicat d’une langue qui évolue jusqu’à un total mûrissement de bout en bout. Ce pour quoi cette langue se cueille comme un fruit. C’est même tout une forêt qui grandit pour accoucher de l’auteure et engendrer sa mythologie personnelle. Forêt qui est forme et in-forme à même de transcender cette histoire en nous étanchant d’un petit lait encore tiède. L’état modifié de conscience de Céline Walter lui donne de s’identifier à la nature, d’être au monde par la nature (selon le dieu Pan) vers une seconde et définitive naissance : « la forêt a le ventre chaud. Et de plus en plus rond. C’est que j’aime être dedans. C’est la dame qui veut ça. La dame me porte. Elle veut de moi. (…) Un arbre se penche. Il est un visage. (…) Et c’est lui qui annonce : « "c’est une fille" ».
Mazrim Ohrti

Céline Walter, Peau de lait, éditions le Chant du Cygne, 2021, 56 p., 10€