Pour extraits :
La lune s’est levée, pleine, au milieu des nuages, tandis qu’à l’horizon traînaient encore quelques restes du jour, faisant miroiter les eaux sombres comme dans un tableau pompier évoquant des choses tristes, telle la mort d’une jeune héroïne dont le corps a roulé sous la vague marine. Et il y a dans le mauvais goût pathétique, quand c’est la nature elle-même qui s’en empare, une telle force de persuasion qu’en considérant cette étendue noire et luisante (image de l’infini, peut-être, plutôt que du néant ?), soulevée sous la clarté lunaire d’amples ondulations, l’idée m’est venue, brièvement, que si je me jetais dedans, depuis l’aileron de passerelle bâbord, je connaîtrais une fin vraisemblablement effroyable, déchiqueté par l’hélice ou boulotté par des requins, mais tout de même plus noble, et plus propice à ma gloire posthume, que celle « lente et douloureuse », promise jour après jour aux fumeurs par leurs propres paquets de cigarettes. (p.146)
Les derniers moments de ma vie à bord avaient été marqués par une angoisse très vive de me retrouver bientôt sur la terre ferme, et de renouer avec les difficultés inhérentes à l’acheminement de l’Audi. Lors de l’ultime soirée dans mon salon aux trois sabords, j’avais progressé dans la lecture de Sodome et Gomorrhe, puis je m’étais absorbé dans la contemplation des quelques objets familiers, sans grâce, dont j’allais devoir me défaire, en même temps que des habitudes auxquels ils étaient associés : ainsi du cintre métallique, accroché à une patère, sur lequel je mettais mes t-shirts à sécher, après les avoir lavés à l’aide du Génie en tube acheté à Soulac-sur-Mer, et que le roulis faisait osciller faiblement, cette image évoquant inévitablement, qu’on le veuille ou non, celle d’un pendu. (p.149)
A la lumière du jour, il apparut que le quai auquel était amarré le San Rocco avait été dédié, dans un passé récent, à la manutention des grumes, et c’est pourquoi, défoncé par les roues ou les chenilles de lourds engins, matelassé de lambeaux d’écorce tassés et retassés, de la couleur à peu près du chocolat en poudre, il présentait cet aspect rustique et même forestier. Il s’y voyait encore quelques grumes, éparses sur le terre-plein, et on y remarquait aussi un long camion ayant appartenu à un cirque domicilié dans le Morbihan. Ce cirque promettait des spectacles « à mourir de rire », et il y avait quelque chose de pathétique, sur ce terre-plein congolais où le camion avait échoué, à imaginer comment, pendant des années, des artistes mal payés et généralement dépressifs, tels que je les envisageais, avaient présenté jour après jour le même numéro comique à des spectateurs bretons le plus souvent impassibles, à l’exception peut-être des enfants. (p.152)
Jean Rolin, L’Explosion de la durite. P.O.L