Les dilemmes identitaires.

Publié le 01 août 2008 par Xixa
« Il faut nous demander pourquoi il semble aux hommes " naturel " et raisonnable, que toute nation et une nation seulement, forme un système politique commun » Otto Bauer (1813-1855) . Alors que la tâche pour décrire le pays albanais est largement facilitée par l’existence des frontières étatiques – et à leur absence par les montagnes ou les rivières presque immortelles, vouloir faire de même avec la population devient subitement infiniment plus complexe. La raison est simple : pour l’esprit local, le terme peuple (1) se confond aisément avec l’idée de la nation. . Qu’est ce que la Nation albanaise ? Voici une question qui a été initialement soulevée au cours du XIXème siècle et qui continue à tourmenter les hauts esprits de nos jours à tel point qu’elle devient le sujet de publications, de symposiums ou l’argument des programmes des partis politiques. Sans aucun doute : depuis les débuts de la pensée « philosophique » locale, la perception albanaise de la Nation est celle de « Kulturnation », de cette nation ethno-culturelle au sens large du terme qui puise ses origines dans son principal élément fédérateur : la langue commune. Pourtant, les historiens albanais insistent sur « la réalité historique qui nous montre que les nations ne sont pas produits des cultures, mais l’inverse» (2). Selon les « inventeurs » germaniques de cette conception, la nation précède l’État, celui-ci ne faisant que parachever une unité politique nécessaire à l’aboutissement du premier. L’histoire d’une bonne partie de l’Europe (Allemagne, Italie) nous le rappelle sans cesse. Pourtant, le cas de l’Albanie témoigne d’une tout autre évidence : l’avènement tant attendu de l’État n’a pas été légitimé par la rencontre d’une nation et d’un territoire. Perçu en tant qu’injustice, cette réalité alimentera le moteur du nationalisme albanais du XXème siècle et senti en tant qu’incohérence, elle façonnera le subconscient populaire dans une méfiance permanente, voire une hostilité latente, envers l’ensemble des institutions. L’inadéquation entre l'État et la Nation marque durablement l’histoire contemporaine du pays. Il est associé, voire assisté, par un second élément déstabilisateur : l’impossibilité de la société organisée, dotée d'un gouvernement, de s’imposer en tant que personne morale sur le territoire national. Cet aveu d’impuissance des structures modernes issues du modèle européen face à la tradition inspirée du modèle ottoman alimente l’archétype coutumier, ancré dans le caractère local. Il constitue la principale source d’hésitation populaire entre les différents étages d'organisation politique possible : clan, tribu, ethnie, province, nation, Etat-nation, civilisation ou enfin mondialisation.. . Vu sous cet angle, comment se réconcilier à l’existence des frontières imposées ? Pourquoi doit-on accepter cette expression de l’absurde qui confine le regard intemporel et immuable posé à la Ville et à l’univers ? Comment, dans cette situation relationnelle de pré-citoyenneté entre l’individu et son État national, peut-on faire la différence entre l’Albanie proprement dite, la première Albanie, l’Albanie d’au-delà des frontières, ou la Seconde Albanie, et celle de la diaspora ou la Troisième Albanie. Comment, enfin, vu les relations conflictuelles qui existent entre différentes nations voisines, sur quelle base sont-elle construites les relations entre le Soi et l’Autre, entre Nous et les Autres - perpétués par les minorités ethniques qui se reconnaissent différentes tant sur le plan ethnique, religieux ou encore linguistique, au point de vouloir cultiver ces différences ? Comment se transposent-ils ces relations et ces sentiments quand les rôles changent – quand ce sont les Autres qui nous observent et nous jugent ? Comme d’autres pays de sa taille, l’Albanie a attiré le regard externe uniquement durant les périodes de crise ; quand le chaos interne a constitué une menace pour l’environnement international proche (les Balkans) ou éloigné (Europe). Entre temps, elle n’a presque intéressé personne. Voici pourquoi le pays s’évanouit dans les décombres des Grandes guerres ; voici pourquoi il disparaît derrière un paravent d’indifférence au temps de paix. Quant aux crises, son histoire moderne a retenu deux situations du genre. La première a abouti à la création de l’État indépendant albanais, la seconde a démarré avec la chute du communisme. Entre les deux, il y a eu un long processus de formation nationale : un enchaînement d’un pouvoir monarchique autoritaire et d’une dictature communiste, entrecoupés par un incident de parcours, la Seconde Guerre mondiale.. A plusieurs décennies d’intervalle, le cycle ainsi se répète, provoquant un nouvel effondrement général et surtout une dramatique convulsion interne. Un regard analytique décèle qu’elle est générée, alimentée et précipitée par la crise du système dont le pays fait partie. Ainsi, l’Albanie ne fait que partager le triste sort des structures qui lui servent d’abri. Chaque fois que le toit s’effondre – l’Empire ottoman, puis l’Empire communiste - elle fait partie des victimes du désastre. Cela dépasse un simple concours de circonstances et devient matière à réfléchir, vu la nature et l’intensité des liens qu’elle entretient avec l’épicentre. Qu’on sollicite de l’aide et de la protection, qu’on choisisse un abri – cela est une pratique courante entre petits pays. Qu’on choisisse toujours le « mauvais » abri et qu’on s’obstine à y demeurer jusqu’à ce qu’il s’effondre - malgré les craquements qui annoncent la catastrophe imminente, cela n’a rien a voir avec la malchance. . C’est la gestion du présent et la vision générale de l’avenir qui doivent être mises en cause car c’est l’ordre sociétaire qui en subit les conséquences.Le point du départ demeure toujours invariable : une économie défaillante en dessous du seuil de viabilité suivi d’un environnement proche hostile - voire agressif. A partir de ce constat se développe toute une philosophie de pouvoir. Elle mène à un inévitable enchaînement des étapes, pour ne pas dire un automatisme : un choix d’alliances dicté par des considérations émotives – voire idéologiques, un projet politique de circonstance qui se transforme au fur et à mesure en programme à long terme, un processus d’élimination des anciennes élites, un enfantement d’une nouvelle élite ad hoc qui prend en main la gestion des affaires. Pris en tenaille, la société doit participer de gré ou de force à un mouvement de changements radicaux, voire à sa propre transformation. Pourtant, elle s’oppose passivement à un dessein qu’elle juge instinctivement risqué, à cette fuite en avant. Face au volontarisme des segments dirigeants, son pouvoir d’opposition est constitué par le réseau des liens personnels, familiaux, claniques, régionaux tandis que l’ensemble des valeurs traditionnelles lui sert de bouclier. Au fil de l’histoire, au moins une partie de cette communauté de langue et de culture albanaise s’est trouvée réunie à l’intérieur d’un État qui, compte tenu la pratique balkanique et l’expérience européenne, peut être considéré comme État national, sans pour autant devenir État-nation. D’autre part, au sein de la société humaine ainsi constituée s’identifient des individus, des groupes, des cercles, des castes voire des classes qui, à travers leur représentant – le gouvernement, prétendent l’accomplissement de l’unité politique, la gestion des affaires courantes et l’établissement d’un projet de développement. Les événement montrent que, au-delà des sacrifices lourds de nature humaine et matérielle, cette société est sollicitée à changer périodiquement d’identité collective. Qu’il s’agisse d’identité régionale, minoritaire ou encore religieuse ou linguistique, c’est toujours l’identité tout court qui accuse le coup, compte tenu du fait qu’un ou plusieurs de ces pans périssent au nom d’une certaine modernité. ---------------- (1) Non reconnu dans les termes du droit international, les éléments de la notion « peuple » sont toutefois dégagés au cours des débats au sein des Nations Unies. Ainsi, il est admis que le peuple représente « une entité sociale possédant une évidente identité et ayant des caractéristiques propres », qui possède « une relation avec un territoire, même si le peuple en question en avait été injustement expulsé et artificiellement remplacé par une autre population ». Il est également admis que « le peuple ne se confond pas avec les minorités ethniques, religieuses ou linguistiques dont l'existence et les droits sont reconnus à l'article 27 du Pacte international, relatif aux droits civils et politiques ». (2) Kasem BIÇOKU – La formation de la nation albanaise – un profond processus historique, dans : Kombi (la Nation), éd. KOHA, New York, 1997. La suite..