Fragments de nuit, inutiles et mal écrits (saison 5 - Le Chippendale) - Fragment 1-2-3

Par Blackout @blackoutedition

Pour les livres de Richard Palachak, c'est par ici : KALACHE, VODKA MAFIA, TOKAREV, L'ESPRIT SLAVE

Photo de Simon Woolf

Saison 5 : Le Chippendale

Fragment 1

D'aussi loin que remontent mes souvenirs, le culturisme a toujours fait partie de ma vie. J'ai grandi au milieu des photos « posing » de mon père, en attendant d'avoir l'âge de soulever de la fonte et devenir balèze à mon tour. En Slovaquie, le culturisme est une philosophie, une discipline du corps mais aussi une élévation de l'esprit, avec la même considération qu'un sumo japonais : celle d'un demi-dieu. Et cet égard n'est mérité qu'avec un physique exceptionnel, un entraînement dur, une hygiène de vie parfaite, un bon taf, une famille modèle, une conduite morale irréprochable, et la fréquentation régulière de cercles intellos, de clubs d'échecs ou d'ateliers d'artistes. C'est pour ça qu'on ne comprend pas les expressions françaises comme : « tout dans les bras et rien dans la tête. » Ou le bien connu : « c'est que de la gonflette ! » Chez nous, les culturistes sont vénérés, parce qu'on est conscient de l'abnégation et de l'exemplarité que cette étiquette implique.
En 2005, le fitness n'est pas encore à la mode en France. Cela dit, dans les salles de muscu, les clients saluent poliment les steaks de 110kg. Pour un peu qu'ils soient modestes et sympas, on en fait des rois. Dans mon club, on est à peine une dizaine de bœufs sur un millier d'inscrits... la rareté rajoute au prestige. Après, j'peux pas dire qu'il y a le côté philo-érudit du culturisme à la slave. On donne plutôt dans le « bodybuilding », une pratique purement bovine dont le credo c'est : « Toujours plus sec, toujours plus gros ! » Faut quand même en chier le martyre durant des années avant d'être bodybuildé... aussi con que ça puisse paraître... aussi stéroïdé que vous voulez.
Perso je fais partie des « bodybuildés »... puis j'ai toujours des partenaires d'entraînement de la même catégorie, des dingos de la souffrance extrême, des fous furieux qui me poussent au-delà de mes limites. Sauf qu'un jour, y a Bernard... un collègue au physique de petit gros, qui me demande si je veux bien le coacher. Je lui accorde une période d'essai d'un mois maxi, tout en le prévenant qu'il va en chier. On convient d'une routine, on s'y met direct à fond, trente jours s'écoulent et Bernard ne lâche rien. Avec sa carcasse de bûcheron comtois, il prend son pied à pousser lourd, encore plus lourd, toujours plus lourd. Le gros a ça dans le sang... du coup, je continue de m'entraîner avec lui. Puis de fil en aiguille, v'là qu'un autre collègue de boulot s'incruste à mes séances. Il s'appelle Fredo et se la raconte un max, malgré son physique de cure-dent. Mais son plus gros défaut, c'est qu'il pue le rat crevé. Même que les clients de la salle font la queue pour venir me les briser : « C'est ton ami, l'mec qui pue la mort ? Faut lui dire de se laver, de changer de fringues ou ché pas, moi... c'est pas contre toi, Kalache. Mais comme ç'a l'air d'être un ami à toi, tu peux peut-être lui dire quelque chose ? »
Et je ne lui dis rien vu que chuis pas sa mère. C'est ce que je réponds à tous les clampins qui défilent : « Allez le lui dire au lieu de me prendre la tête ! » Au bout d'un moment, comme personne n'ose y aller, Bernard et moi on finit par lui cracher le morceau. Contre toute attente, cette révélation le fait marrer... Fredo continue de schlinguer chaque jour davantage et ça lui en touche une sans lui faire bouger l'autre. Après chaque séance de fonte et de squash, en nage et rincé, il va tranquille au turbin sans passer par la douche. En fait, personne ne l'a jamais vu se laver. Puis y a sa frime et ses 4 heures de jeux en ligne quotidiens sur ordi... Ché pas comment fait sa femme pour le supporter... En fait, ché même pas comment il fait pour avoir une femme... Un soir sur le parking du Gym, je croise la nénette et me paye le culot de lui demander. Elle me répond qu'il s'est plutôt calmé depuis qu'elle le connaît. Au début de leur idylle, paraît qu'il aurait chopé une crise de goutte en jouant non-stop un mois sur son ordi, ne se nourrissant que de kébabs livrés à domicile. Forcément, quand je raconte l'histoire à Bernard, ça le fait crever de rire. Cette fois y a la totale de la loose : l'odeur, la frime et toutes les tares du geek infantile.
D'un côté, je sais bien que personne ne peut le saquer... sauf que pour moi, y a un truc que j'peux pas m'empêcher de respecter chez ce gars... peut-être le courage d'assumer sa connerie... de se cogner du regard des autres... et de porter ses couilles, contrairement à ceux qu'osent même pas lui dire qu'il pue. Oui, je crois que c'est ça que je respecte chez lui : Fredo a les couilles d'assumer qu'il pue.

Fragment 2

Donc y a Bernard qui pousse et qui sue, y a Fredo qui frime et qui pue, et moi qui émousse mon prestige de débile mental stéroïdé en traînant deux boulets de l'Éducation nationale à la salle.
Mais faut pas oublier Régis, le dernier maillon de la chaîne qui va mettre en mouvement le moteur de cette histoire foireuse. Régis, c'est le dernier adhérent qui me serre encore la main depuis que je m'entraîne avec les deux autres débilos. Il s'arrête toujours cinq minutes pour déconner avec nous quand il traverse le plateau muscu en direction du court de squash. Régis, c'est le vrai bourrin qu'a pas besoin de soulever de la fonte pour en être un. Il trime jour et nuit dans la ferme de ses vieux, dans un garage auto et dans des chantiers du bâtiment... puis il fait dans l'échange de services, les missions de sécurité, toutes sortes de combines à pognon qu'il appelle des « bons plans ». C'est le portrait type du paysan parvenu et fortuné de chez nous, qui bûche comme dix et prospère comme vingt, place au chaud et ne dépense rien, n'achète que pour revendre plus cher.
Sinon c'est pas l'gars qui juge à l'odeur. Pour gagner son respect, suffit d'être bosseur, de payer ses factures et de gagner sa vie sans dépendre d'autrui. Pas besoin d'être riche ou d'avoir bonne réputation... c'est pourquoi Régis vient nous dire bonjour, malgré les quatre mots gravés au fer rouge sur notre front : « profs », « gros », « con », « qui puent ». Ainsi, la première phrase venant à l'esprit d'un client quand il nous voit, c'est : « Tiens, voilà les trois gros cons de profs qui puent ! »
Lui, ça le dérange pas qu'on le voie en notre compagnie. Et nul n'oserait l'en blâmer, car tout le monde sait qu'il lui décollerait la tronche sans hésiter. Régis est comme un parpaing moulé d'un seul bloc, insensible à la douleur. Il y a une dizaine d'années, cette évidence avait sauté aux yeux de Serge, qui l'avait propulsé videur, malgré son petit gabarit. C'est d'ailleurs à ce turbin de cogneur en boîte de nuit qu'on s'est rencontrés.
Maintenant le voilà qui fait tournoyer sa raquette au sol juste à côté du banc sur lequel je suis posé... Fredo nous saoule avec ses records imaginaires au développé couché... quand Bernard me lance tout à coup :
Au fait Kalache, avec des potes on cherche un chippendale pour l'anniversaire d'une copine et on n'arrive pas à trouver.
Kestu veux que ça me foute ?
Ben, j'me dis que tu pourrais faire l'affaire... Ça te dirait pas d'essayer ?
Tu dérailles ou quoi ? Jamais de la vie.
T'as déjà le physique... il te reste à bosser une choré vite fait, te taper 5 minutes de show devant des gens que tu connais pas, et d'empocher cent balles. 100 balles pour 5 minutes de taf, réfléchis.
J'ai été clair : jamais de la vie !
À ma grande surprise, Régis enchérit :
Franchement Kalache, j'aurais jamais pensé soutenir ce genre d'activité, mais cent balles pour 5 minutes de taf... ça se refuse pas.
N'insistez pas les gars, j'ai dit jamais de la vie ! Vous m'entendez ? Clair et net, limpide, réglé une bonne fois pour toutes : ça n'arrivera jamais !
100 balles... pour 5 minutes de taf... appuie Régis, en me fixant dans le blanc des yeux.
Ouais ben quoi ?
Ben ça se refuse pas ! »

Fragment 3

Il reste deux mois pile-poil avant le jour J, comme par hasard... Bernard dispose d'un délai confortable de trente jours pour me convertir et me préparer bien peinard. Son idée subite et presque accidentelle m'a tout l'air d'être un plan savamment calculé. Par ailleurs, quand je le vois s'acharner, ne jamais lâcher l'affaire et revenir sans cesse à la charge... encore et encore... à chaque séance... à jet continu... comme convaincu de la victoire... ben je me dis qu'il a manigancé ce plan tordu depuis le début.
C'est clair qu'il a mis tous ses œufs dans le même panier, qu'il a déjà confirmé mon embauche à ses amis, et qu'il veut que ce soit moi à tout prix. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'un tour aussi débile et foireux, quand tu fais partie du clan des « trois gros cons de profs qui puent », c'est le Graal ! Foutre un prof dans la peau d'un gogo-dancer officiel et rémunéré, pour une grande soirée dont il sera l'attraction clé, c'est le comble de la poilade. Et Bernard ne vit que pour ce genre de connerie. Il s'en délecte et ça donne un sens à sa vie.
Du point de vue de Régis, il s'agit juste d'une aubaine financière qui ne se refuse pas. En ce qui concerne Fredo, ben il s'en fout royalement. Il est toujours à côté de la plaque à frimer : « Vous savez quoi les gars ? Tout à l'heure j'ai fait trois reps à 120 kilos au développé couché ! 3 reps à 120 kilos, ah putain j'en reviens pas ! Du coup, j'ai tout déchiré à la presse et vous pouvez même pas imaginer combien j'ai poussé... » À ce moment-là, quelqu'un le coupe et crie : « Ta gueule, Fredo ! Arrête ton char et va te laver ! » Forcément, je ne peux pas me fier à son jugement, vu qu'il ne pige rien à rien.
En revanche, je vois bien que Bernard joue sa vie. Ce con ne me lâche pas la grappe et construit toute sa rhétorique sur le rabâchage de cette seule allégation : « 100 balles pour 5 minutes de taf, ça se refuse pas. » Tout est dit dans cette phrase, tout y est résumé, tout y est justifié. Tout, je dis bien « tout », tout ce qu'il ne faut surtout pas évoquer : le travail de la choré, la confection du costume, les couleuvres que ma femme va devoir avaler, les couilles d'éléphant que je vais devoir sortir pour faire le show, l'assemblée des spectateurs qui aura l'œil partout, les dizaines de smartphones qui vont filmer le délire en live, en stream et tout le pot de pus du net, puis le rôle merdeux dans lequel je vais me retrouver cantonné pour le reste de la soirée, l'after-show que tout gogo doit assurer... TOUT ! Je dis bien TOUT !!! TOUT ça puis TOUT ce que j'oublie, TOUT passe comme une lettre à la poste dans la bouche de Bernard, grâce à cette saloperie de formule à la noix : « 100 balles pour 5 minutes de taf, ça se refuse pas. » La force du matraquage et de la concision, cette irrésistible combinaison propre aux plus grands orateurs de l'Histoire, me fait peu à peu vaciller. « 100 balles pour 5 minutes de taf, c'est quand même du gâteau... j'peux pas laisser passer ça... Régis et Bernard ont raison... » Voilà que l'attraction débile de la simplicité, de la facilité, de l'évidence insensée me fait du pied... si bien qu'un mois pile avant la date fatidique, ça me sort tout seul du bec, en plein milieu d'une séance de muscu : « J'accepte. »
Bernard ne tilte pas : « T'acceptes quoi ? De te faire enfiler par Fredo ? » J'articule posément, froidement, quasi machinalement : « J'accepte le deal du chippendale. »

Richard Palachak

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