Fragments de nuit, inutiles et mal écrits (saison 5 - Le Chippendale) - Fragment 4-5-6

Par Blackout @blackoutedition

Pour les livres de Richard Palachak, c'est par ici : KALACHE, VODKA MAFIA, TOKAREV, L'ESPRIT SLAVE

Photo de Simon Woolf

Saison 5 : Le Chippendale

Fragment 4

À partir de là, tout s'enchaîne au galop. Dès le lendemain soir, enfermé dans les toilettes en train de pousser, j'entends ma femme qui rentre en avance du boulot. Le bruit de ses talons part dans mon bureau... marque une pause... et se dirige ensuite vers les vécés : « J'voulais te demander, Kalache... sur ton ordi, c'est normal la vidéo du gars musclé qui se déshabille ? » Je réplique avec assurance en feignant l'étonnement : « Ah bon ? Tu sais, la playlist automatique de Youtube enchaîne tout et n'imp... en plus, je regardais des vidéos d'entraînement... je pense que le lien doit venir de là. » Sauf qu'en sortant, je la vois qui me dévisage d'un air à la fois fier et méprisant, comme si elle avait toujours su, comme si ce flagrant délit ne faisait que confirmer ses soupçons. Sur le coup, je pige pas pourquoi mon explication logique et crédible a l'effet d'une claque sur le cul d'un éléphant. Mais quand je retourne à l'ordi et que j'aperçois non pas un, mais trois onglets ouverts sur l'écran, trois strip-teases de mecs au lieu d'un... ça démolit recta mon démenti foireux basé sur la lecture aléatoire du site de streaming. Échec et mat ! Je ne peux plus bouger, je ne peux pas lui avouer le show du chippendale pour l'anniversaire d'une nana que je ne connais pas, je ne peux pas non plus lui confesser que je suis gay vu que je ne le suis pas ! Reste plus qu'à fermer ma gueule et faire comme si rien ne s'était passé.. reculer pour mieux sauter.
Le lendemain matin, de retour à la salle, je lâche à Bernard qu'il fait chier la bite avec ses conneries, que j'ai déjà des problèmes avec ma femme à cause de lui et que son super deal « des 100 balles pour 5 minutes de taf » se révèle être une sacrée couillonnade. Mais le grand stratège reste stoïque : « T'inquiète pas pour ça, Kalache... elle peut rien déduire à partir d'une simple vidéo. » « Trois vidéos, que je corrige. » Alors il fronce les sourcils, hoche la tête de gauche à droite et se contrarie : « Trois... dix... cent... mille ! Keske ça peut faire, à la fin ? J'irai lui parler moi, à ta femme, pour lui dire que t'es pas pédé ! Car c'est ça, le seul critère à prendre en compte dans ton pseudo-problème : eske t'es pédé, Kalache, oui ou non ? Réponds-moi, eske t'es pédé, Kalache, oui ou non ? » Je chie tellement la honte à l'entendre gueuler cette phrase en plein milieu de la salle, que je balbutie : « Ben non... 'fin, vous savez bien les gars, quand même... bien sûr que non. » Bernard en profite pour s'engouffrer dans la brèche : « Alors laisse tomber bobonne et concentre-toi sur ta mission. Avec les potes, on a convenu d'un plan d'action simple, efficace et béton. Tu te pointes à 23 heures au village des Deux-Auxons et te gares un peu en retrait de la maison... tu peux pas la rater, vu qu'il y aura cinquante bagnoles devant... tu me bipes pour me prévenir de ton arrivée... je t'envoie un gars qui te mène au garage de la casbah... et à partir de là, t'as trente minutes pour te mettre en condition. Trente et pas une de plus ! Faut qu'à minuit pile, tu sois prêt. Donc tu mets ton string, t'enduis ton corps d'huile qui brille et t'enfiles un costume de flic. » Je l'interromps sidéré : « Tu viens de dire quoi ? J'enfile un string ? » Bernard balaye d'un revers de la main cet embarras : « Reste concentré, putain ! Dans ton rôle de poulet, tu sonnes à la porte d'entrée tandis qu'on éteint la musique et fait flipper la nana : y a la police ! vos gueules ! y a les condés ! on est dans la panade ! Enfin bref, on installe une chaise devant la sono pendant qu'elle va ouvrir. De ton côté, tu lui mets la pression, tu menaces de coller des prunes et de fermer boutique. Elle va flipper, s'excuser, peut-être même qu'elle va chialer ! Surtout tu lâches rien, tu continues de l'engueuler et tu rentres... tu la fais reculer... jusqu'à ce qu'elle arrive au niveau de la chaise et là : musique de YMCA, tonfa, pose de dieu du stade, et bim ! 100 balles pour 5 minutes de taf, emballez c'est pesé. »
Je suffoque... un ange passe et ce con m'achève : « Tu sais c'est quoi la meilleure ? YMCA ne fait même pas cinq minutes... YMCA fait quatre minutes... ce qui fait 100 balles pour 4 minutes de taf... eh ouais, ça te la coupe... 4 minutes de taf... Ah, Kalache... on peut dire que t'as vraiment du cul ! »

Fragment 5

Si j'ai accepté le deal du chippendale, c'est pas vraiment pour la thune. J'ai pas tant besoin de ces 100 billets, en tout cas pas au point de me foutre à poil en public. En y réfléchissant bien, c'est plus l'aspect terrifiant du défi qui me séduit, son caractère impossible et impensable. J'ai toujours été animé par les regards incrédules. Si l'on me croit incapable de réaliser quelque entreprise, je suis remonté à bloc pour désavouer ceux qui en doutent. Une prof à la faculté m'avait convoqué pour me persuader de changer de filière, arguant que je m'étais trompé de voie, que je n'étais pas fait pour le français, que je ne ferais jamais carrière dans cette filière. Avec du recul, j'ai l'impression que l'obtention de ma certification, mes attributions de tuteur, de formateur, d'expert du rectorat, de responsable de bassin, de chercheur en didactique, de séminariste à l'international, ainsi que toutes mes récompenses académiques et nationales, je les dois en grande partie à cette grognasse.
Aussi débile que l'analogie puisse paraître, c'est cette même détermination face à l'adversité qui me fait signer le contrat du chippendale. Même si personne n'a jamais contesté ma légitimité de gogo-dancer, je veux contrecarrer mordicus une considération présumée : celle du monde entier qui me croirait incapable de le faire... à supposer que le monde ait une opinion sur une question dont il ignore l'existence. Oui, c'est complètement con.
Mais cette détermination m'amène à faire les choses avec application... en commençant par le travail de la chorégraphie. D'après les démos que j'ai potassées sur Youtube, dans le rôle du strip-teaseur policier, y a l'accessoire du tonfa qui se révèle être un redoutable instrument phallique. Muni d'un exemplaire ramené de Slovaquie, je scanne la silhouette imaginaire de ma cliente en la ceinturant par-derrière, puis je glisse la matraque sur sa poitrine et finis par l'extérieur de ses cuisses. Illico, je la fais se pâmer sur sa chaise et j'en profite pour faire deux trois tours de piste. Là, elle peut souffler... mais pas trop car il ne faut pas qu'elle cogite. Alors je pose le bas des reins sur ses genoux, de dos, dirigeant ses mains sur la peau moite de ma poitrine... histoire d'éclore un par un les boutons de ma chemise... enfin le bouquet final : demi-tour et twerk lascif contre son bassin, mon torse en sueur sur son visage, et je l'achève en me dégageant d'un coup pour arracher mon futal, croupe en direction du public.
Quand je répète ces trucs en survêtement dans mon bureau, j'ai l'air d'être un vieux taré lubrique. Et c'est déjà tellement gênant de faire ce numéro tout seul, que j'ose même pas me figurer la scène en présence de cinquante étrangers dans l'ambiance guindée d'une soirée champagne et paillettes. Il suffit que je sois fébrile et maladroit, que je perde l'équilibre et me vautre, que j'oublie une étape et me plante, que la nana résiste et ne joue pas le jeu, qu'un accessoire merdouille et parte en couille... c'est simple : il suffit d'une seule défectuosité pour que je dévisse et me rétame à vie. Et ça, c'est même pas permis de l'envisager.
Pour le costume, j'ai regardé et c'est mort. La panoplie du chippendale en flic, avec l'entrejambe clipsée, c'est minimum 100 balles et 15 jours de livraison. Du coup, je vais devoir m'acheter une version bon marché dans un magasin de cotillons, dans l'idée de trafiquer le falzar pour qu'il puisse se dégrafer. Pas le temps de tergiverser... Pas d'autre solution de toute façon... c'est même que dalle à côté du calvaire qui m'attend au sex-shop... Oui... parce qu'un string noir pour homme avec effet cuir, y a que chez les pros du cul qu'on peut en trouver.

Fragment 6

Inévitablement, je me retrouve à vaser devant l'entrée du seul supermarché pour adulte de la région, pesant le pour et le contre, condamné quoi qu'il arrive à pénétrer cette institution du libertinage qui a pignon sur rue, dans l'objectif d'acquérir un string noir pour homme avec effet cuir, au cœur d'une toute petite ville qui vient de m'élire personnalité de l'année, pour mon action pédagogique officiellement reconnue. 
Quand j'entre dans la baraque à cul, j'avise le comptoir-caisse où le proprio lit son canard derrière une chiée de capotes aromatisées, de fioles de poppers et de tubes de lubrifiants. Vu que le carillon de l'accueil se met à gueuler, le gars lève les yeux sur moi, bloque un instant, puis me fait signe de la pogne avec un grand smiley. Je suis grillé... c'était couru. Je fais mine de rien et m'aventure à l'intérieur du magasin.
L'agencement des rayons, c'est du même tonneau que la grande distribution. Faut traverser tous les étalages avant de trouver le produit qu'on est venu chercher. Même si je dois me grouiller les miches et ne surtout pas me faire repérer davantage, me voilà statufié par un article improbable, un truc immense et saisissant posé à même le sol : un « sapin-gode. » Il s'agit d'un cône en caoutchouc d'un mètre de hauteur, qui a vraiment la touche d'un Nordmann, avec sa belle couleur vert foncé, sa tête en pointe et sa base circulaire d'un pied circulaire d'un mètre de large. J'imagine que le principe du jeu consiste à s'empaler le plus bas possible, avec toute la souplesse acquise par un entraînement quotidien, pour s'approcher progressivement de la valeur ultime : un mètre d'extension rectale. Je vois bien les possesseurs de l'engin, faire comme les gamins qui tracent au mur leur nouvelle taille, baliser sur le sapin chaque record d'un coup de marqueur.
Alors que j'étudie cette chose inouïe, la voix d'un gars tout près de moi me fait sursauter : « J'peux vous renseigner ? » Debout les mains dans le dos, la bouche en banane et le nez fouineux, le proprio m'imagine sans doute m'empaler sur son sapin salingue.
Non merci, que je lui fais. Je regarde...
On s'connait, non ?
J'crois pas, j'ai un sosie en ville et tout le monde me confond avec lui. Du coup c'est pas moi, c'est lui.
Détendez-vous, jeune homme... ici faut pas se gêner. Relax et zen, je suis sûr que j'peux vous offrir mon conseil... et je suis également certain qu'on s'est déjà vus...
C'était pas moi, c'était lui : le sosie... sauf que là, c'est pas lui, c'est moi... je vous assure, vous nous confondez... on ne se connaît pas.
Sur ces mots, je ripe au secteur lingerie, où je repère un pan de mur consacré à la collection YMCA. Mais c'est pas évident de mettre la main sur un string sans clous, sans ouverture ou sans froufrou. Quand je trouve enfin l'exemplaire basique, en vinyle noir scintillant, j'hésite entre le L et le M, examinant les deux boîtes entre les mains. La voix d'un gars tout près de moi me fait sursauter.
L.
Ah ?!
Vous êtes bien taillé, mais plutôt costaud. Trop baraqué pour du M... Prenez le L, sans hésiter.
Et il coûte combien ?
Douze euros. Pour un euro supplémentaire, on vous offre un tube de lubrifiant bio.
Un euro, c'est pas offert ? Et qu'est-ce que vous voulez que je foute d'un lubrifiant bio ?
Le proprio ne répond rien, mais son sourire en coin semble être apte à décrypter les appétits de ses clients. Perso, je reste focalisé sur une autre béchamel : avec le coût de la panoplie Gifi, ma note de frais s'élève à quarante-deux balles, soit cinquante-huit euros pour quatre minutes de taf ! On est loin des cent euros promis ! Je suis furibard et n'ai plus qu'une seule idée en tête : choper Bernard et lui faire bouffer mon costume de condé gay. Mais le boss interrompt mes égarements.
Le lubrifiant peut servir d'huile de massage aussi... C'est une formule bio brillante et parfumée, digeste et hypoallergénique, à un euro seulement pendant toute la semaine.
Dès qu'il me parle d'huile à un euro, j'avise l'opportunité de me lustrer le corps en allégeant la douloureuse. Immédiatement je me ravise :
OK pour le lubrifiant.
Ah ben, j'vois qu'on se détend...
C'est pas ce que vous croyez, c'est plus compliqué que ça... sauf que j'ai pas le temps. J'prends le string, le lubrifiant et c'est marre !
Noémie !
Non j'ai dit « c'est marre ! »
Non, Noémie ?
J'veux régler, s'il vous plaît...
Noémie !
Désolé, mais j'connais pas de Noémie et j'ai pas le temps pour ces conneries. J'veux régler !
Vous étiez le professeur principal de Noémie ! Monsieur Tokarev !
Hein ?
Ça me revient maintenant. J'vous ai vu à la réunion parents profs des 3es D, il y a deux ans, pour Noémie.

Ben mon vieux, j'aurais jamais pensé que vous étiez homo réservé.
Quoi ?!
Quand j'vais raconter ça à ma fille... et pour le sapin... vous savez... j'peux vous faire un prix d'ami.

Richard Palachak

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