6 août 1945 : Hiroshima

Par Argoul

Nous sommes le 6 août, souvenons-nous d’Hiroshima. J’ai visité la ville. C’était l’an dernier en février, quittant l’île de Shikoku pour prendre une suite de trains dont le Shinkansen, direction l’ouest de l’île principale.

Le Parc de la Paix est apaisant, dédié non au ressentiment mais à la vie qui continue et se souvient. Même le dôme de la Chambre de commerce est une ruine comme une autre. Bien sûr, ces fers tordus, ces blocs de béton en chaos à terre, manifestent l’aveugle violence de la Bombe. Mais tout a été comme circonscrit, balisé, rangé dans l’espace comme dans la mémoire.

 

En revanche, le Memorial Museum remue. On y voit la vie arrachée en sa fleur, 140 000 personnes d’un seul geste presse-bouton par 50 kg d’uranium, ce 6 août 1945 à 8h15. Une amplitude jamais vue, une brutalité sans nom, d’un seul geste fatal. La Bombe fut transportée par un avion parti de Guam à 1h45 du matin. Lâchée à 9600 m d’altitude par un avion solitaire, comment aurait-elle menacé ceux qui l’ont vue tomber ? Elle a explosé 43 secondes plus tard. L’engin fut baptisée « Little Boy » pour sa forme plus fine que « Fat Boy », lancée le 8 août sur Nagasaki. C’est la forme des Bombes A qui a donné leurs noms. La traduction littérale de « Petit Garçon » est donc inexacte, pathétique même : il faut plutôt traduire « Poids Lourd » et « Poids Léger ».

Ces deux engins de destruction massive ont été lancés sur ordres d’une chaîne dont on ne sait plus guère qui est à l’origine. Certes, les conditions historiques, le contexte de la guerre, la volonté de frapper fort pour en faire enfin changer le cours, la crainte de centaine de milliers de morts en cas d’invasion terrestre étant donnée la résistance acharnée de l’armée japonaise d’île en île – tout cela, rationnellement, à joué. Quand aux émotions du temps, on ne peut que tenter de les saisir en se rappelant 5 ans de guerre acharnée, certainement pas les juger avec les lunettes d’aujourd’hui. Reste que le résultat brut est bel et bien inhumain.

Le musée de la Bombe présente les faits : la zone d’impact sur une maquette, les vêtements brûlés, bien réels, dont une chemise en lambeaux de collégien mobilisé pour la défense passive, des bouteilles en verre fondues, des volets de fer tordus, un Bouddha roussi, des photos de victimes, l’empreinte d’une personne assise sur une pierre – témoin négatif, comme à Pompéi. Just facts. Aucune revendication, un simple – mais terrible – témoignage à destination de l’humanité entière. Tous ces destins individuels brisés par la violence technique font que la Bombe doit rester l’exception dans l’histoire. « Devrait rester », plutôt, tant peut être grande la folie des hommes (notamment « au nom de Dieu » !).

Comment imaginer sans trembler ces gosses hagards, rendus sourds, brûlés, déchirés, saignants, errant dans les rues détruites à 2 km de l’impact ? C’est le fait de toute guerre, peut-être, Dresde et Hambourg s’en souviennent, comme Tokyo, sous les bombardements « seulement » incendiaires. Mais la Bombe ramasse tout en un seul instant et le multiplie. Oserons-nous dire qu’il fallait peut-être cela pour que, depuis un demi-siècle, personne ne brise plus le tabou et que l’atome ne soit pas jusqu’ici employé une troisième fois ?

Les dommages sont classés version musée, froidement pourrait-on dire, si ce n’était faux tant on sent l’émotion sous-jacente qui a présidé à l’arrangement des documents et de l’éclairage. Dommages résultant de l’explosion (19 tonnes par m² à 500 m de l’impact), dommages des rayonnements de chaleur (1 million de degré au centre, 5000 degrés à 280 m), dommages des radiations (mortelles jusqu’à 1 km de l’épicentre)… Totalement inconnues alors, nouvelles pour les êtres vivants, insidieuses, rémanentes. Ce sont elles qui ont fait le plus de victimes car on ne savait pas. Le beau film « Pluie Noire » d’Inamura conte cela. Nausées, diarrhées, saignements, perte de cheveux, fatigue intense. Plus tard la leucémie et divers cancers, des malformations congénitales.

Dans le musée, une petite-fille de victime, la quarantaine, expose à qui veut l’entendre comment ce fut « ce jour-là » et après… Elle fait partie de cette association qui s’est créée pour maintenir vivant le souvenir. Environ 20 000 enfants avaient été heureusement évacués de la ville quelques mois avant, mais 6500 d’entre eux ont perdu toute leur famille dans l’explosion. Ils sont devenus des « orphelins de la Bombe ».

 

Nul besoin de dire que la ville milite pour un « plus jamais ça », avec pétitions, associations, interventions à l’ONU, colloques et ainsi de suite. La Ville d’Hiroshima distribue une « Déclaration de Paix » datant du 6 août 2006, en japonais et en anglais. Elle déclare que la Bombe a créé « l’enfer sur terre ». Or, « 61 ans plus tard, le nombre de nations amoureuses du mal et esclaves des armes nucléaires est en croissance. L’espèce humaine est à une croisée de chemins… » Suit un appel mondial pour l’abolition sans condition de toutes les armes nucléaires. Vœux pieux s’il en est, mais ardente obligation. « Ecr. l’Inf. ! » aurait signé Voltaire.

Le musée « Pour la Paix » expose en permanence des vues d’Hiroshima avant la Bombe, puis de la Bombe elle-même, comment elle fut réalisée, lancée, les rapports et télégrammes qui entourèrent sa décision d’utilisation. Il comprend une vidéothèque, que je n’ai pas fréquentée.

Hiroshima le symbole : on en ressort remué, et peut-être plus à 50 ans qu’à 30. L’entrée coûte 50 yens, 32 centimes d’euros, juste pour compter les visiteurs peut-être. 30 yens (20 centimes d’euros) pour les enfants, gratuit pour les groupes scolaires de plus de 20 écoliers. Un livre récent en anglais fait le point sur la Bombe, « Hiroshima in history and memory », sous la direction de Michael J. Hogan, Cambridge University Press.

Le monument dédié « au point d’impact », à la verticale de l’explosion à 580 m au-dessus du sol, ne laisse pas un souvenir impérissable. Il est une sorte de parking en hauteur, en béton orné de galets, où se posent de vagues colombes.

La Tour de la Cloche a été offerte par le Lions Club de la ville, en 1967. Une plaque en japonais et en anglais explique le geste : « à huit heures et quart chaque matin, au moment du coup mortel de 1945, la cloche sonne sa prière pour une Paix perpétuelle et un appel aux peuples du monde pour que le Vœux soit promptement exaucé. Puisse ce carillon atteindre les coins les plus éloignés de la terre ! »

Le Dôme en revanche, œuvre en avril 1915 de l’architecte tchèque Jan Letzel, a servi de Chambre de Commerce. L’explosion a eu lieu à 160 m au sud-est de ses murs. En béton armés, ils ont tenu et sont toujours debout. Tous les gens à l’intérieur sont morts sur le coup, grillés par la température inouïe qui a régné durant une fraction de seconde, 300 000° sur 28 m de diamètre, et encore 5000° sur 280 m alentour. Le Conseil de la Ville d’Hiroshima a décidé, en 1966, de préserver les ruines comme mémorial. Et c’est vrai que les murs brûlés, les fers tordus, la désolation qui s’en dégage, vous prennent par leur expressionnisme. Ce ‘Genebaku’ a été admis au Patrimoine Mondial en 1996.

Je vais visiter le château d’Hiroshima, bâti en 1589 mais dont la tour principale haute de 39 m fut entièrement reconstruite après la guerre. Il a donné son nom à la ville, qui s’appelait jadis « Gokamura » ou « cinq villages ». Hiroshima fut formé du caractère Hiro emprunté à Oeno Hiromoto, ancêtre de la famille Mori, constructeur du château et conseiller d’Hideyoshi – et du caractère Shima, emprunté à Fukushima Motonaga, qui guida Mori Terumoto vers ce site. Cette ville-château est restée constamment guerrière dans l’histoire, les industries d’armement ayant remplacé les samouraïs à l’ère industrielle. Le château lui-même a servi de Quartier général Impérial durant la guerre sino-japonaise de 1894. Un bunker en ruines a résisté à la Bombe A ce 6 août 1945 et la première dépêche la concernant fut envoyée de ses profondeurs. Le parc du château samouraï, entouré de douves, a conservé deux arbres brûlés par la Bombe. Un saule reste sous forme d’arbre mort, à 770 m de l’hypocentre ; en revanche un eucalyptus, à 740 m du point d’impact, est encore vivant !

Tout comme la ville d’aujourd’hui. Elle s’est entièrement reconstruite. Les tramways fonctionnaient déjà quelques jours après l’explosion, sur les lignes restées intactes, montre-t-on dans le musée. Elle apparaît aujourd’hui comme une cité prospère, dynamique, jeune – tout comme Nagasaki. Le centre est évidemment moderne, fors le Dôme. C’est aussi cela, la surprise d’Hiroshima. Les Japonais ne sont pas comme les Français qui aiment chrétiennement se battre la coulpe et se lamenter sur les erreurs passées, se vautrant avec un masochiste plaisir dans la fangeuse repentance. Les Japonais sont gens positifs et pragmatiques : ils ont fait la guerre, ont été lourdement vaincus, c’est un fait – mais la vie continue. Doit continuer. En mieux : en plus travailleur, moins belliqueux. Telle est, au fond, la leçon que je retiens d’Hiroshima.