(Editorial) Documenter

Par Florence Trocmé


Documenter : « le nécessaire regard porté sur ce monde immonde »

Résister plutôt que se laisser aller au désespoir, à la critique et au dénigrement de toutes choses.
J’ai toujours pensé qu’il fallait le faire avec les moyens qu’on a reçus ou acquis.
Pour nous, ‘gens de lettres’, auteurs, lecteurs, poètes, éditeurs, journalistes, quel est notre "moyen" ? :  La langue.
 
Or vient de paraître un livre dont l’actualité est brûlante, Le Témoin jusqu’au bout* de Georges Didi-Huberman. L’écrivain interroge l’œuvre, la posture, la personne de Victor Klemperer. Pas le chef d’orchestre (Otto, son cousin) mais le philologue, juif, qui est resté à Dresde pendant toute la guerre, persécuté dans son quotidien par les mesures prises par les Allemands contre les Juifs, les privant de tout et les asphyxiant littéralement.
Dans cette épreuve, Victor Klemperer a su ne pas sombrer dans le désespoir, résister au suicide, avec une idée : être le témoin jusqu’au bout. Témoin, puisque c’était son domaine, de ce que le régime faisait à la langue. Certains connaissent l’indispensable LTI, la langue du IIIème Reich**(j’ose affirmer que tout poète devrait avoir lu ce livre). LTI, lingua tertia imperii. Peu sans doute connaissent le journal*** de Klemperer, fort contrepoint à LTI. « Un homme menait, tout seul, à Dresde, [un] travail – entrepris en 1933 dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir – fait de persistance, de résistance silencieuse et de regard porté sur les ‘symptômes’ afin que se clarifiât quelque chose de la ‘vérité historique du moment’. Cet homme est Victor Klemperer ». Il était un spécialiste reconnu de la littérature française et des Lumières mais pendant la guerre, « terré chez lui puis obligé de se confiner dans une ‘maison de Juifs’ (Judenhaus) collective, à savoir l’étape préparatoire au ‘déplacement’ vers Theresienstadt et Auschwitz, il ne cessa pas en philologue privé de ses livres savants, de lire son temps et l’espace – politique, social, journalistique, quotidien, fantasmatique – de sa propre mise au ban. « (p. 26)
Victor Klemperer a mis en œuvre, quoiqu’il puisse lui en coûter, « le nécessaire regard porté sur ce monde immonde, regard justifié par l’impératif catégorique de prendre un recul malgré tout – tache ô combien difficile – afin d’observer ce qui se passe, d’en témoigner, de le comprendre ». Avec cette injonction adressé à lui-même : « observe, étudie, grave (beobachte, studiere, präge) dans ta mémoire ce qui arrive (...) retiens la manière dont cela se manifeste et agit. » (p. 41)
Au péril de sa vie, il ne cessa jamais d’écrire un journal clandestin de quelque cinq mille feuillets, qui allait lui permettre de décrire « en détail la structure du langage nazi. » Etude des changements de sens subis par les mots, par exemple (n’a-t-on pas découvert récemment que l’invasion en Ukraine n’était pas une ‘guerre’, mot dont le simple usage envoie désormais en prison, mais une ‘opération spéciale’ ?).
Clinicien de la langue, observateur de symptômes nous dit encore G. Didi-Huberman.
 
Je termine sur cette citation qui peut-être nous aidera à résister, à notre manière, par attention à la langue, à ce qui est en cours sur elle et en elle, sans augurer bien sûr d’autres moyens :
« Et qu’est-ce qu’une langue, sinon le cristal de nos façons de sentir, de penser, d’être affectés, d’agir. Bref la langue n’est pas un ‘domaine’ : plutôt le milieu irradiant de toute vie humainement constituée. »
florence trocmé

Lire :
*Georges Didi-Huberman, Le témoin jusqu’au bout, Les éditions de minuit, 160 p., 2021, 16€. [Livre acheté par la rédaction et non reçu en service de presse)
**Victor Klemperer, LTI, La langue du troisième Reich, traduction d’Elizabeth Guillot, Pocket, 2003, 384 p., 10€ (la toute première version originale fut publiée en Allemagne de l’Est, en 1947)
***Le journal, Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten. Tagebücher 1933-1945, est paru en traduction française en deux tomes, Mes soldats de papier (Journal 1933-1941) et Je veux témoigner jusqu’au bout, (Journal 1942-1945) au Seuil en 2000 dans une traduction de G. Riccardi, M. Küntz-Tailleur et J. Tailleur.