Luca avait su que Finsch avait démissionné de son poste à Brême peu de temps après que Luca fût lui aussi parti du muséum Godeffroy fin 1877. Il ignorait que la Fondation Humboldt lui avait proposé alors de financer une expédition dans le Pacifique afin d’effectuer des collectes ornithologiques et de rapporter des artefacts pour les recherches ethnologiques.
L’occasion avait été trop belle, et Finsch avait beaucoup voyagé de 1879 à 1883 avant de devenir "commissaire impérial". Malgré cette charge, mais aussi grâce à elle, il avait eu la possibilité de poursuivre ses collectes, devant explorer les côtes de Nouvelle-Bretagne et de Nouvelle-Guinée.
Luca savait combien Finsch était un passionné d’ornithologie et il avait déjà remarqué son talent de dessinateur. Il ne fut donc pas surpris de ce qu’il découvrit dans son ouvrage, maintenant entre les mains de Bastian : des pages de textes
Une fois Bastian parti, Luca supplia Richard de lui laisser consulter le précieux livre pour quelques heures… et c’est ainsi qu’il passa la nuit à recopier minutieusement quelques illustrations après avoir remué la ville entière à la recherche de nombreuses et précieuses couleurs.
Au petit matin, je les découvris. Luca s’était appliqué à ne recopier que trois planches avec le plus grand soin possible, essayant tant bien que mal de respecter les teintes ; et ce qu’ils me révèlaient, me saisit d’effroi.
Otto Finsch avait disposé les ocres, les oranges, les rouges, les mêlant au noir et au blanc. Et sur ces figures indicibles qu’il avait fait apparaître sur les feuilles, il avait posé des yeux, des yeux qui leur donnaient vie.
Ce que je scrutais sur ces pages, me décontenançait, me pétrifiait. Parmi ces croquis, on distinguait deux masques particulièrement effrayants : le visage de l’un ressemblait à l’avant d’un crâne, bouche à demi ouverte laissant apparaître les dents démesurées, et dont l’arrière consistait en une demi-calotte de fibres colorées. Un autre n’était ni véritablement humain, ni réellement animal : des sortes d’oreilles surgissaient, verticales, alors que
D’autres mondes peuplaient encore le papier, des espèces de totems, des frises d’où jaillissaient des poissons, des humains, des oiseaux entremêlés.
Trois sculptures qu’on devait ficher en terre m’impressionnaient particulièrement. L’une, blanche, représentait un petit personnage, les mains jointes sous le menton. Rien d’effrayant à première vue, mais sa blancheur étonnait au sein du fourmillement coloré de la page et son sourire, sardonique, laissait imaginer quelque cruauté perverse dont serait capable un tel individu, s’il était vivant, bien sûr ! Une autre était coiffée d’un curieux chapeau ressemblant à la gueule béante d’un poisson en train de l’avaler. Son regard ne me quittait pas, comme si ce personnage me défiait. Enfin, l’effet de la troisième, quoique la plus imposante, me touchait paradoxalement dans une moindre mesure. La figure se présentait frontalement, et son aspect diabolique affichait une franche violence et une brutalité non dissimulées.
Mais ce sont surtout les yeux, qui habitaient ces structures. On ne voyait qu’eux et ils étaient hypnotisant. Le regard de ces êtres hybrides était capable de vous entraîner à franchir une frontière indicible.
Luca restait captivé, fasciné, comme ensorcelé par ces objets auxquels, en recopiant les dessins de Finsch, il avait su donner vie.
Je remarquais son regard éperdu, et j’eus peur. Ces planches venaient de le faire basculer dans une quête qui deviendra obsessionnelle et désespérée de ce qui allait s’avérer être des objets Malanggan de la Nouvelle-Irlande.
Une fois ma stupeur passée, je le questionnai, l’inondait de paroles peut-être à la manière de ceux qui veulent faire reprendre conscience à un être cher évanoui. Raisonnablement, nous décidâmes dans un premier temps de revoir Parkinson afin de lui rendre le livre et lui demander des explications.
Dans le cours de la journée, ce dernier nous confirma bien connaître la Nouvelle-Bretagne, mais son savoir sur les rites pratiqués en Nouvelle-Irlande était très limité. Il nous apprit néanmoins qu’il existait des cérémonies de secondes funérailles appelée cérémonies Malanggan. Elles se tenaient après un grand laps de temps suivant le décès, le temps nécessaire à la famille pour réunir suffisamment de richesses. Lorsque c'était le cas, une sorte de véritable "opéra" allait investir la place du village. Une grande mise en scène de chants, de danses, d'expositions d’objets sculptés pour l’occasion (appelés aussi Malanggan) était à l'oeuvre, sans oublier de généreux repas. Les Anciens s’affairaient aux choses sérieuses, les paiements, les lever du deuil et des tabous, la répartition des biens.
Tout contribuait en une ultime représentation dont le seul but était d’en "finir avec le mort", de l’effacer du monde des vivants. Après cette débauche visuelle et sonore, le village reprendrait vie et les Malanggan seraient laissés à pourrir, destin commun avec celui du cadavre.
Parkinson savait mettre des noms sur certains masques dessinés par Finsch : Tatanua pour ceux qui possédaient une crête de fibres. Il pensait qu’ils intervenaient à la fin de cérémonies afin de lever les tabous. Il en avait collecté dans le Nord de la Nouvelle-Irlande car ces masques étaient assez répandus et devaient vraisemblablement servir dans bien d’autres circonstances.
Un autre, semblable à une cage qui devait couvrir la tête avec ses longues oreilles s’appelait Ges. Il s'agissait d'un masque "purificateur", violent dans ses actions pour ramener la vie de la communauté à la normale.
Avant de partir du musée Godeffroy, Luca avait vu arriver ce type d’artefacts, et ce notamment par l’intermédiaire du Capitaine Levison qui patrouillait dans l’Archipel Bismarck et qui s’était installé à la fin des années 70 à Mioko pour travailler pour Godeffroy. À l’époque, quand il les avait reçus, Luca avait été frappé par ces curieux masques, mais ces derniers étaient en très mauvais état, et n’ayant aucune information, il se souvenait les avoir écartés de sa classification… Sa légèreté le rattrapait maintenant, tant il était impressionné par les dessins que Finsch en avait faits.
Les images semblaient vivantes. Des esprits de la jungle, des forces libres, se montraient avec leur puissance dans ces dessins et prêtes à vouloir faire irruption.
Qu’en était-il dans la réalité ?
Note 1 : Ethnologische Erfahrungen und Belegstücke aus der Südsee : Beschreibender Katalog einer Sammlung im K. K. Naturhistorischen Hofmuseum in Wien
À suivre...
Photo 1, 2 et 3 : Planches extraites de l'ouvrage Ethnologische Erfahrungen und Belegstücke aus der Südsee, Otto Finsch, Wien 1888.
Photo 4 : Masque Tatanua © Saint Mouis Museum 122.1952.