Enfance(s)

Publié le 09 août 2008 par Didier54 @Partages

L’enfance, en tant que catégorie sociale, est une création relativement récente dans l’histoire de l’humanité. Au Moyen Âge, on devenait adulte à l’âge de sept ans, soit au moment où l’enfant maîtrise le langage. On portait peu attention aux tout-petits; (…) C’est l’arrivée de l’imprimerie, comme le démontre Neil Postman, qui permit au monde des adultes de se séparer de celui des enfants. Dans une culture orale, les enfants et les adultes sont des égaux qui accèdent à un même univers de connaissances et de symboles. Dans une culture de l’écrit, c’est l’acquisition de l’instruction, qui suppose un long apprentissage et la maîtrise de soi, qui distingue les adultes des enfants et non plus l’âge ou la simple faculté de parler. (…)

Or, selon Postman, la venue de nouveaux médias – et on pourrait ajouter Internet – a brouillé les frontières qui maintenaient depuis la Renaissance les enfants et les adultes dans des univers séparés. La télévision rend immédiatement accessible par l’image tout ce que la pudeur et les interdits ont tenté de cacher aux enfants. La télévision et les nouveaux médias disputent à l’école et à la famille l’attention des enfants.
L’autorité des parents et du maître pâlit aux yeux des plus jeunes quand, sous l’empire de l’écran total qui pénètre partout, l’instruction ne paraît plus une nécessité. L’école elle-même, qui jadis tenait les enfants dans son giron par les bras de la discipline et les protégeait du brouhaha de la vie adulte, est devenue une passoire sensible à toutes les influences, notamment celles de l’industrie du divertissement.  En tous points, les enfants et les adolescents parviennent à imiter l’adulte. Que l’on songe à la manière dont ils se vêtent, aux gros mots et à la syntaxe relâchée qui ornent leur langage, aux objets de consommation dont ils réclament à grands cris la possession; on voit s’agiter, sous des vêtements flottant sur des corps pressés de grandir, des pseudo-adultes. C’est en vain si aujourd’hui un père ou une mère croit pouvoir instruire son adolescent de quinze ans des choses de l’amour quand, dans ce grand parc à batifoler qu’est l’école, les jeunes s’initient à la volupté avant de maîtriser le savoir écrire. L’adolescence est cet âge de la vie où languissent des jeunes qui n’ont pas connu d’enfance, un âge qu’ils veulent néanmoins faire durer, avant de plonger dans l’univers déjà désenchanté des adultes. À cette tendance de la culture, qui pousse insensiblement notre époque vers l’amalgame de l’enfant et de l’adulte, s’ajoute la pression de la biologie. Ainsi, l’âge de la puberté ne cesse de baisser depuis un siècle.
Bien que l’enfant accède librement au monde des adultes, la société tient toujours sur l’enfant un discours qui l’assimile à un être vulnérable et innocent. Un vieux fonds de moralité dresse encore lui et l'adulte quelques barrières. (…) Mieux, postulant encore la faiblesse physique et morale de l’enfant, on le gratifie d’une panoplie de droits; à l’école, aux parents et aux institutions de s’ajuster aux fantaisies de ceux qui réclament tant de sollicitude. En somme, c’est comme si la société, faisant tomber une à une les barrières qui séparaient les âges, tenait à tout prix à garder une image romantique de l’enfance.
Se berçant de cette image, elle ne voit pas que, loin de lui indiquer la voie de la maturité, elle traite l’enfant toujours en enfant, même s’il a fait siens les comportements et les désirs des adultes. Cet écart entre la réalité des mœurs et le discours explique en partie la stupeur où nous jette la découverte de l’enfant-monstre. Un gamin commet un forfait, et on préférera accuser l’école, le milieu ou la famille pour ce mal plutôt que d’admettre que le délinquant est un enfant trop vite entraîné à la vie des adultes.
Dans un monde où savoir lire et écrire compte, les adultes sont les gardiens d’un trésor de culture dont ils détiennent les clés; il leur revient de transmettre aux plus jeunes, en y allant par degrés, par les exercices qui les arrachent à la distraction du monde, ce qu’ils ont eux-mêmes reçu. Mais qu’advient-il lorsque, ainsi que le déplorait Postman pour les Américains, les adultes éprouvent moins le désir d’avoir des enfants que d’être des enfants eux-mêmes? Là réside le problème. Un faune délurée habite notre société : ces hommes et ce femmes dans la maturité qui, courant après leur jeunesse en habits d’éternel adolescent (…)