(Note de lecture) Christiane Veschambre, Julien le rêveur, par Camille Loivier

Par Florence Trocmé


« L’humour est la seule vraie résolution de la névrose disait Freud. J’ajouterai que le rêve aussi » écrit Anne Dufourmantelle. Julien le rêveur déborde d’humour, autant que de rêves.
Qu’un livre puisse être léger (L’insoutenable..) nécessite que l’on se laisser porter, que justement, comme dans le rêve et son souvenir on se laisse dé-prendre. En bref, il faut pour lire ce livre les mêmes conditions, les mêmes qualités d’écoute que pour faire un rêve.
Les rêves sont parfois des cauchemars mais ils ne dépassent pas en absurdité ou horreur la réalité des acronymes qui peuplent nos vies administratives numérisées. Cependant, même ce monstre, le rêve de Christiane Veschambre est capable de le transformer en objet onirique comme le RPS (revenu potentiel de survie) ou le VLPC (volontaires licenciés à l’insu de leur plein gré), ce ne sont plus des O.V.N.I mais des poèmes. Novlangue ou langue du troisième Reich, Julien le rêveur déjoue tout cela tel un acrobate, un magicien, et son nom même, son titre aussi, nous porte aussitôt à rêver, il nous hypnotise avec ses phrases tendues, ses paragraphes comme des pages, ses jours comme des rêves.
Christiane Veschambre nous entraîne avec cette prose sur le territoire des rêves pour qu’ils nous aident à traverser la réalité. À la fin de la première partie, elle nous dit « qu’elle n’aime guère écrire pour raconter des histoires » (p.32) et effectivement pas d’histoire dans ces pages, mais des bribes, des fragments de vie, comme des morceaux de cravate découpées et mises bout à bout, celle du « polemployé des Décrocheurs » par exemple, « bleu électrique à petits motifs de canards jaune poussin » (p.11). Si l’humour est dans la cadence de la phrase, le sérieux gît dans les détails. D’ailleurs, toutes les cravates constituent en soi un personnage, crypté, certes, mais peut-être le P.D.G de cet ouvrage : « Et les mini-tulipes jaunes et raides dessinées sur sa cravate bleu pétrole semblaient dire la même chose » (p. 50) jusqu’à sa disparition : « …la majorité de ses collaborateurs était venue …sans cravate. » (p.54).
Julien le rêveur nous réjouit de ses inaptitudes, de sa désinvolture qui l’entraînent à la désobéissance, à la non-servitude volontaire, en cela un nouveau Bartleby, opposant aux cravates diverses et variées, un seul « gilet fluo jaune ».
Le « cahier des rêves », au centre de l’ouvrage, nous propose de brefs récits de rêve, on dirait des vrais, et l’on se demande aussitôt : un rêve artificiel, un faux rêve existe-t-il ? Peut-on l’inventer ou le créer ? Ne suffit-il pas de rêver et de le relater à sa manière ? Un romancier doit-il inventer les rêves de ses personnages après les avoir vêtus (de cravates), nourris, logés, mariés, trouvé un travail ? Quel labeur ! auquel échappe ce livre. L’autrice ne s’est-elle pas simplement fait manipuler par le personnage qu’elle a créé en lui demandant de rêver à sa place ?  Il y a une mise en abyme du rêve qui finit par tourner la tête :
« (Je dois dire ici que je suis vivement troublée par ce dernier rêve, et je me demande si Julien n’est pas en train de rêver à ma place : cette histoire, par exemple de planche au-dessus du vide, de pièce où écrire, je la vois comme un lieu vu en rêve qu’on reconnaît dans la réalité extérieure.)» (p. 23)
L’autrice, comme on le voit, n’est pas dupe et pratique l’autodérision. Ses apparitions inopinées au milieu du récit, rappellent celles d’Alfred Hitchcock dans ses films. Son texte est encore et de nouveau une réflexion sur Écrire, d’où vient l’écriture, par où passe-t-elle, par le rêve peut-être aussi, qui comme écrire est un possible.
Une autre et dernière question à poser au rêve (ou à l’autrice) : n’est-il pas trop intime pour intéresser quelqu’un d’autre que soi ? À les lire, on redécouvre leur caractère collectif et la figure de Julien en chamane du monde moderne apparaît comme une évidence. Nos rêves éveillés sont déjà aux trois quarts perdus, nos rêves nocturnes auraient donc complètement disparus. Les médias ne parlent pas de nos rêves mais il ne faudrait surtout pas qu’ils en aient l’idée, notre seule dernière liberté inattaquable serait anéantie et nous serions obligés de nous inscrire au polemploi du rêve.
Camille Loivier

Christiane Veschambre, Julien le rêveur, Editions Isabelle Sauvage, 2022, 84 p., 15 €.
(Extrait p. 55)
Et Julien ? Que devient Julien ? demandez-vous.
(Somme toute, c’est de Julien que j’aimerais plutôt parler et j’avoue que je peine à m’attarder sur ce qui se passe à l’agence polemploi, tout cela me semble laborieux à rapporter alors qu’écrire, habituellement, ne me demande pas d’application, mais de la présence — ce que William Carlos Williams nomme se mettre en condition d’écrire — alors, dit-il, en soi, écrire n’est rien.
Julien en avait de la présence, la naturelle présence nocturne du rêveur. C’était un être de livre pour enfants — c’est pourquoi j’essaie ici de raconter une histoire. C’est pourtant ce que l’on en fait lorsqu’au matin on veut dire son rêve. L’écrire c’est déjà un peu mieux : on est plus libre de tâtonner vers son insaisissable monde.)