(Note de lecture) Erwan Rougé, L'absent, par Jean-Claude Leroy

Par Florence Trocmé


« Quand le sang s’écoule il met le sang partout. »
2 février 1958

Mort ou en allé, il est l’absent. Il y a longtemps, certes, mais voici qu’on y retourne, en cette immobile Algérie (avec la fiévreuse Kabylie dans l’ombre) où sa mémoire garde le sang et les images. De brefs extraits d’une correspondance, des poèmes tracés à même la terre où l’on revient, mais la page reste encore assez blanche, et se retourne.
Le père de la sœur est-il aussi le sien ? « Le sel n’a jamais le même écho / le vide appelle le vide. »
Fantomatique, celui dont on dit quelques phrases : « rien ne s’oublie aussi vite qu’une voix, en premier je cherche toujours le visage. 12 décembre 1957. »
Sont-ce plutôt des images diaphanes ou des voix d’avant dire que nous décoche Erwann Rougé ? « un filet de voix juste avant la voix », nous dit-il, « une voix de tout le corps ». Il y a là aussi des séquences qui se présentent à nos yeux, dans leur intimité la plus secrète ou indicible. Mots que l’on ne prononce pas, quand le poète donne à voir et que les « vérités » probables demeurent suspendues, accrochées à quelque invisible fil.
Pourtant « il est mort avec les vrais morts », s’il revient, ce n’est que sous cette forme de page – décidément presque blanche – d’un recueil abreuvé d’air et que l’on a su peu à peu ouvrir, dans l’égarement d’une vie curieusement aimantée (par quoi ?). Il, Ali Boulfra, disparu en 1958. Un nom propre saille à la surface du présent et travaille la mémoire qui, parfois, n’en demande pas tant.
Erwann Rougé ne joue pas (de) sa vie, (de) son histoire, il compose avec, sans brusquer les mots dans la douceur du jour présent, alors que s’insinuent, dans l’épaisseur du papier, la violence et les douleurs des accrocs du passé. Révolu jamais tout à fait, et révolution jamais non plus tout à fait. Quand un espoir d’aujourd’hui (à l’heure de l’écriture), à travers le mouvement (hirak) d’un peuple, aspire et respire à travers lui.
le ciel la rivière les bras
tout déborde tout est déplacement.
la pulsation court entre les doigts
à moitié eau à moitié pierre.
elle fouille les ocres les rouges
le sable et le sable.
l’absence de signe est la seule trace.
[p. 48]
Jean-Claude Leroy
Erwann Rougé, L’absent, Éditions Unes, 2021, 56 p. 16 €.