Du « Cake aux carambars » à Elle à table : les blogs de cuisine et l'édition

Publié le 14 août 2008 par Pierre Mounier

Dans le cadre de la rédaction de notre ouvrage L'édition électronique, qui paraîtra en 2009 aux Editions La Découverte, nous menons un travail d'enquête sur les diverses dimensions de l'édition électronique. Blogo-numericus s'en fera le témoin, diffusant ainsi une matière préparatoire à la rédaction. La liberté de forme et de ton permise par le format blog nous permettra de développer certains points plus longuement que dans le livre, forcément bref et synthétique. Nous commençons par la publication d'un entretien mené avec une blogueuse culinaire, au sujet des liens entre l'édition et les blogs.

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

J'ai ouvert mon blog en octobre 2005. C'était une période de chômage entre différents contrats de travail. J'étais intéressée par Internet et par la cuisine. J'ai découvert le blog de Pascale Weeks, C'est moi qui l'ai fait, qui est historiquement le premier blog de cuisine français (pas francophone, mais français). Et puis voilà, un petit peu au pif, parce que je m'ennuyais, j'ai ouvert ce blog. Petit à petit, j'ai commencé à avoir des lecteurs. J'ai eu la chance de tomber dans la deuxième vague de blogs de cuisines. A cette époque-là, nous étions entre 20 et 50 je crois. Aujourd'hui, il doit y avoir 2000 ou 3000 blogs de cuisine francophones. On a eu la chance de trouver un public assez vite. On n'était pas fondus dans la masse actuelle des blogs de cuisine.

Pascale Weeks est d'ailleurs devenue un auteur culinaire connu. Elle a publié plusieurs livres. Elle pige pour plusieurs supports. Elle fait même des vidéos pour un site d'édition culinaire en ligne, goosto <http://www.goosto.fr/>.

Est-ce qu'elle en vit ?

Oui, elle en vit. Elle travaillait dans une société informatique. Elle a carrément démissionné de son travail pour en vivre, comme elle l'a souvent raconté dans des interviews.

Vous en retirez des revenus ?

Pour ma part, ce sont des revenus indirects. Il y a de gros débats en ce moment dans les blogs de cuisine sur la monétisation. Les blogueuses ont dû faire des mises au point, par exemple Papilles et Pupilles <http://papillesetpupilles.blogspot.com/2008/05/la-monetisation-des-blogs.html> en différenciant bien les deux manières de faire de l'argent. Soit directement, en mettant de la publicité : quatre ou cinq blogueuses culinaires ont une régie pub et gagnent de l'argent régulièrement grâce à cela. Soit indirectement : le blog a ouvert des portes qui permettent de faire des piges, d'être rémunéré pour un travail.

Quels sont les arguments du débat ?

C'est un petit peu l'idée que les blogueurs sont "vendus au grand capital", pour résumer la chose de façon un petit peu caricaturale. Il y a des arguments un peu plus fins, de lecteurs qui se sentent pris pour des imbéciles. Ils disent : « on te lit depuis des mois, tu noues un dialogue avec nous -à travers les commentaires et les échanges de mails- et depuis le début tu nous prenais pour des vaches à lait et tout ce que tu voulais c'était gagner de l'argent ».

Ce sont des lecteurs qui se considèrent comme LA valeur du blog ?

Il y a une très grosse appropriation des blogs par les lecteurs. Ils disent qu'ils pensaient que c'était juste un espace de partage, et qu'on s'est servi d'eux. Les régies publicitaires contactent les blogueurs qui ont les plus grandes audiences.

Il y a aussi des histoires à propos de marques qui offrent des produits à des blogueuses, ce qui provoquerait une perte de la liberté de ton et donc une trahison de la confiance des lecteurs (débat classique sur la publicité dans la presse). Mais je pense qu'on n'est « que » sur des blogs culinaires : à mon avis, les enjeux ne sont franchement pas fondamentaux au niveau de la paix sociale...

Est-ce que ces débats vont jusqu'à polluer les commentaires ?

La masse est plutôt silencieuse. Ce qui est plutôt polluant depuis quelques temps, ce sont plutôt les blogueurs qui lancent des polémiques. Il y a toujours une ombre de soupçon. Moi, j'ai fait le choix de ne pas avoir de publicité du tout, mais pas pour des raisons morales : pour l'instant, je veux garder la liberté de ne pas publier régulièrement et donc de voir mes statistiques de consultation baisser. Si mon blog devenait une contrainte, je le fermerais. Mais j'y ai pensé sérieusement à un moment où j'ai eu des soucis dans ma vie réelle.

De toute façon, la plupart des commentaires sont des commentaires que j'appelle « Web 2.0 » avec ironie. « ah ouais trop bien , « ah oui trop beau », « super recette », « ah c'est de la tuerie » : ce sont quand même plus souvent des commentaires qui brossent dans le sens du poil, mais je ne m'en plains pas, c'est agréable. Un billet très drôle a été consacré à ce sujet dans le blog Cuisine de la mer : http://estran.canalblog.com/archives/2007/09/14/index.html

D'ailleurs, il y a des « stars » qui sont quasiment adulées par les lecteurs, bien que ce phénomène soit moins marqué dans les blogs de cuisine que dans d'autres domaines. Il y a également des lecteurs très fidèles, qui n'ont pas tous un blog.

Est-ce qu'il y a des systèmes de classement, des « hits » ?

Hélas ! Notamment le classement Wikio, qui fait beaucoup de bruit... Wikio s'est rendu compte que les blogs de cuisine avaient une place assez importante dans la blogosphère. Et ils ont fait un classement dédié à la gastronomie. Or, pour en revenir aux débats houleux dont nous parlions, ces classements créent sans le vouloir des soupçons permanents. Je m'explique : parfois, des blogueurs organisent des jeux. Par exemple, le jeu « Du groove dans la marmite », organisé par deux blogs que j'adore http://jeromeestebe.blog.tdg.ch/ et http://undimanche.blogspot.com/, a proposé à ceux qui le voulaient de publier une recette associée à un morceau de musique le 21 juin dernier. Quand on participe à ce genre d'initiative, en général on fait un lien vers le blogueur qui a organisé le jeu. Donc maintenant, quand un blogueur organise un jeu, certains le soupçonnent de vouloir gagner des points dans le classement Wikio. C'est dommage, parce qu'organiser ce genre de rassemblement virtuel, c'est souvent tout simplement l'esprit du Web, le lien, le fun.

Autre débat qui a marqué les esprits : la marque Pyrex a été une des premières, parmi les grandes marques de la cuisine, à nouer des partenariats avec les blogueurs. Une ou deux fois par an, ils envoyaient des produits aux blogueuses stars. Si ça leur plaisait, elles pouvaient en parler, mais sans obligation. Puis Pyrex a commencé à faire des animations dans des ateliers cuisine avec elles. Ils se sont très bien intégrés dans cet univers. Ils ont ensuite créé un site où ils ont inscrit des blogs auxquels ils ont collé l'étiquette de "blogs de qualité". Evidemment, ça a produit des polémiques car ce n'était pas fait avec de mauvaises intentions mais c'était maladroit. Certains ont revendiqué avoir un "blog tout pourri", pour se démarquer de cette notion de blogs de qualité !

Avez-vous un répertoire de référence ?

Blogactu (Blog appétit) <http://www.blog-appetit.com/> est notre agrégateur de blogs. A l'origine, c'est un blogueur culinaire connu <http://www.epicurien.be> qui l'a créé avec quelques autres. L'idée était de faire "plancher" les blogueurs, plusieurs fois par an, sur des recettes constituées autour de deux ou trois produits (par exemple "asperges et fraises"), et d'agréger les quelques blogs culinaires francophones qui existaient alors.

L'agrégation est aujourd'hui sa fonction principale. Plus de 2000 blogs y sont inscrits. L'énorme avantage, c'est qu'il permet à n'importe quel blog de cuisine inscrit d'avoir des lecteurs. En étant signalé par Blog actu, les blogueurs sont sûrs d'avoir des visites assez nombreuses.

Il y a un classement par date, mais aussi par popularité. On peut s'inscrire et mettre ses billets préférés dans les favoris. Par exemple, « Desperate Macaron's girls », de Mercotte <http://www.mercotte.fr/2006/08/23/desperate-macarons-girls/> est l'un des articles les plus populaires. Mercotte est l'une des grandes stars des blogs de cuisine. Elle a dépassé la notoriété des blogs. Elle est allée beaucoup plus loin. Son credo, c'est de faire de la grande cuisine expliquée pas à pas, donc "démocratisée". Or, le macaron est un des fleurons de la pâtisserie française, et c'est plutôt difficile à réaliser chez soi. Nous sommes nombreux à avoir testé la recette de Mercotte et grâce à elle, on est très fiers d'y être arrivés !

Comment gagne-t-on de l'argent avec un blog de cuisine, et combien ?

C'est variable. Pour prendre l'exemple des publi-rédactionnels, on peut être très bien rémunéré mais on prend le risque de décevoir une partie de ses lecteurs. Est-ce que cela vaut le coup ? Oui, à mon avis, au niveau financier en tout cas, ça vaut le coup. Moi, j'ai entre 100 et 150.000 pages uniques vues par mois, et entre 80 et 90.000 visiteurs uniques par mois (c'est ce que m'indique Google analytics. Il me semble que ma plateforme gonfle mes statistiques. C'est pour ça que je me suis inscrite sur Google analytics.) Ces statistiques-là ne sont pas mal, mais pour un blog de cuisine, ce n'est pas exceptionnel en raison du mécanisme dont je vous parlais à propos de l'agrégateur Blog actu.

Or, on m'a déjà proposé de faire des publi-rédactionnels pour 300€. Ceux qui ont plus de lecteurs peuvent avoir des propositions qui montent beaucoup plus haut. Si vous ajoutez à cela la publicité "classique", dans des encarts, et les Google ads, ça peut donner des revenus potentiellement intéressants, mais pas forcément réguliers. Les revenus indirects avec les piges et les boulots rémunérés sont plus sûrs.

Moi, je ne fais pas de publi-rédacs, je ne suis pas une blogueuse professionnelle et mon principal métier n'a rien à voir avec la cuisine, mais je ne jette pas la pierre à ceux qui le font, parce qu'on n'est pas dans la vie des gens. C'est un débat délicat, et je regrette qu'il se règle souvent dans la virulence et "au ras des pâquerettes", parce qu'il est intéressant.

Pour les revenus secondaires que sont les piges, est-ce qu'on vous demande de signer sous votre plume de blogueuse, ou sous votre vrai nom ?

Pour les piges, c'est variable. Je publie dans une revue papier sous mon vrai nom. Sur le Web, j'utilise généralement un pseudo. Mais la plupart de ceux qui ont émergé vraiment ont utilisé leur vrai nom.

Est-ce que vous pouvez publier sur d'autres supports ?

Clotilde Dusoulier <http://chocolateandzucchini.com/>, célèbre blogueuse en France et aux Etats-Unis, a une rubrique dans Elle à table. Des blogueuses pigent dans d'autres magazines (Estérelle Payany <http://www.esterkitchen.com> pour Elle, Caroline Mignot <http://tableadecouvert.typepad.fr> pour Cuisine by Lignac,...). Il y a aussi un magazine qui est sorti, Cuisine passion, uniquement avec des recettes de blogueurs. Je crois que même les photos sont prises par les blogueurs.

Mais attention, ça peut aussi fonctionner "dans l'autre sens" : il existe des cas de personnes qui sont déjà journalistes ou auteurs culinaires et qui ouvrent leur blog ensuite (c'est d'ailleurs le cas de Caroline Mignot).

Je me pose une question : est-ce que ceux qui sont d'abord blogueurs réussiront à être reconnus comme de véritables auteurs ? Comme dans de nombreux autres domaines, entrer "par la petite porte" n'est pas forcément toujours bien perçu, mais là aussi c'est variable.

Les illustrations dans les blogs sont généralement faites par les blogueurs ?

Oui. Mais il y a beaucoup de problèmes de plagiats dans les blogs de cuisine, sur les textes comme sur les images. On le constate souvent dans le blog collectif Nos blogs cuisinés, par exemple dans le billet du 1er juillet 2008 : <http://nosblogscuisines.canalblog.com/archives/2008/07/01/9777307.html>. Le billet dénonce une blogueuse qui a repris une recette, sans citer sa source. Moi, je suis parfois reprise. Mais en général la source est citée, avec un lien. C'est différent.

Est-ce que les blogs de cuisine ont une culture des licences de type « Creative commons » ?

Oui. Plusieurs blogueurs utilisent la licence CC. Ils utilisent la « BY NC ND ». Si quelqu'un doit gagner de l'argent avec notre blog, c'est nous. Mais je ne suis pas sûre que tous ceux qui l'utilisent aient compris de quoi il s'agit. Ils pensent parfois que ça les protège de la copie ! Il y a des gens qui ont à la fois un copyright traditionnel et une licence CC...

Quels sont les éditeurs qui se sont lancés dans l'édition de blogueuse de cuisine ?

On peut citer les éditions Tana. Leur premier livre dans ce domaine a été Une souris dans le potage... : Recettes et récits de blogs culinaires (2006). C'est un livre collectif. Maintenant, ils publient les blogueuses individuellement.

Marabout est un poids lourd de l'édition culinaire qui a publié, à ma connaissance, Clotilde Dusoulier et les auteurs du blog Tambouille.

Mais il y a également de plus petits éditeurs. Certains livres ont été faits très vite. D'autres éditeurs, en revanche, ont produit un vrai travail pour faire de beaux objets, bien travaillés. C'est le cas de La Plage, un éditeur bio et végétarien, qui a publié Clea <http://www.cleacuisine.fr>. Il y a un de ses livres (Agar agar) qui est dans les dix meilleures ventes Amazon, en cuisine.

Je sais qu'il y a de nombreux autres projets en cours.

Est-ce que vous croyez que la notoriété web fait vendre ?

J'aimerais en savoir plus. Il me semble que le public des blogueurs reste un microcosme.

Dans la typologie que nous proposons, Pierre Mounier et moi, nous proposons notamment trois niveaux d'intensité de l'appropriation. Il semble que les blogs de cuisine puissent relever de l'appropriation d'intensité maximale. Dans ce cas, l'appropriation d'une recette pourrait prendre deux modalités. La première consisterait, par un notable retour au monde analogique, en la mise en oeuvre de la recette dans le monde réel, dans la cuisine du lecteur. La seconde passerait par l'adoption/adaptation/réécriture de la recette sur son propre blog. Est-ce que ce schéma fonctionne ?

Totalement. D'ailleurs, c'est un grand bonheur pour les blogueurs de cuisine, quand quelqu'un revient et ajoute des commentaires indiquant : « je l'ai fait, c'est hyper bon » et même « je l'ai fait, j'ai adoré, et j'ai ajouté ça ». Là, l'interactivité est très stimulante. Ce qui est vraiment bien, c'est de publier une recette s'inspirant d'une autre, avec ses propres photos, ses propres adaptations de la recette, etc. Avec un lien vers la recette originale, bien sûr.

Pouvez-vous citer un exemple filé, où la même recette circule de blog en blog ?

Oui, le « Cake aux carambars », d'Audrey. L'original est ici : http://audreycuisine.canalblog.com/archives/2006/10/16/2906936.html Gastronomade s'en est officiellement inspiré ici : <http://gastronomades.canalblog.com/archives/2007/04/01/4495998.html>. Dans son billet, elle cite plusieurs autres versions. Il y a là une vraie chaîne.

Dans notre typologie, nous intégrons aussi la notion de syndication. Est-ce que dans les blogs de cuisine, il y a des faiseurs d'audience, comme Embruns dans d'autres domaines, dont on sait que leur lien vers vous vaut de l'or ?

Pour un blogueur débutant, être cité dans un poids lourd des blogs de cuisine, oui, bien sûr, ça apporte des lecteurs.

Est-ce qu'on peut parler de « métier » de blogueur ?

Il me semble qu'on est vraiment à un tournant, sur la professionnalisation. Certaines personnes en vivent. D'un autre côté, ça ne m'étonnerait pas qu'il y ait plusieurs "Versac" dans les blogs de cuisine, des fermetures de blogs. On est dans des classements parfois sans même le savoir, on est appelés "blogueurs influents" par des éléments extérieurs. C'est formidable d'avoir ces petits moments de reconnaissance mais parfois ça peut devenir pesant. À la base, ce n'était pas ça. Quand on a créé nos blogs, c'étaient des petits trucs artisanaux. Bien sûr, on est plus ou moins narcissiques, on est contents quand on a des lecteurs, quand on a des commentaires. Mais on n'aime pas forcément être dans des classements. Ca commence à créer tellement de conflits et d'animosité... Je me demande comment ça va s'arrêter, les blogs. Je pense qu'il devrait y avoir une thèse sur les blogs de cuisine !

Entretien réalisé le 15 juillet 2008 par Marin Dacos. Ce texte a été relu et approuvé par l'interviewée.

Crédits photographiques :

Genre scene, woman in kitchen peeling vegetables

Accession Number : 1983:0063:0001

Maker : Dr. W. Simon

Title : Genre scene, woman in kitchen peeling vegetables

Date : ca. 1910

Medium : color plate, screen (Autochrome) process

Dimensions : Image : 10 x 12.8 cm

George Eastman House Collection

General information about the George Eastman House Photography Collection is available at http://www.eastmanhouse.org/inc/collections/photography.php.

For information on obtaining reproductions see : http://www.eastmanhouse.org/inc/collections/order_form.php.