(Anthologie permanente), Christian Bernard et Hippolyte Hentgen, Fabules

Par Florence Trocmé


Christian Bernard et Hippolyte Hentgen publient Fabules « qui fourmillent de révélations sur une cinquantaine d’animaux familiers, souvent méconnus et parfois justement mal-aimés. La logique de leur monde a été trop négligée. Les poèmes et collages de cet ouvrage remédient à cette lacune. » (Quatrième de couverture).
7. Le canard

Le canard n’est pas un laquais
S’il dandine en métronome,
c’est pour endormir ses maîtres.
Il n’en compte que très peu :
sa diététique s’y oppose.
Entre baignoire et Pacifique,
la moindre mare comble son goût
des ébats aquatiques.
Le 8 août, il défile dignement
pour l’anniversaire d’Esther Williams.
Le canard s’en tient aux traditions ;
il craint les aventures
   15 décembre 2020

*
11. La cigogne

Le cigogne s’est fait rouler dans la
choucroute. Pas de chance pour
l’ample migrateur. À force de se
pencher du haut de ses pattes, cet
échassier finit souvent bossu. Ses
couleurs la distinguent du monde
naturel : rouge blanc noir, ce n’est
pas une livrée pour les jardins d’ac
climatation. Et ce n’est pas une siné
cure de siéger sur des roues de char
ette au sommet des toits pentus
d’Alsace : c’est une servitude volon
taire, une façon de nous ressembler.
   5 décembre 2020

*
12. Le coq et l’âne

le coq et l’âne
vont en bateau.
L’âne tombe à l’eau.
Le coq s’en alarme,
lui jette du riz,
des fourmis,
des lazzi,
des boulons.
Rien n’y fait.
De guerre lasse
l’âne sombre
et le coq met les voiles.
Plus tard,
on le verra
s’empaler
sur le clocher
du village.
   18 août 2021
29. La méduse

La méduse fait des nœuds de cravate.
Cela ne saute pas aux yeux des belles
qui n'y voient que du flou ou des rivières
d'amants. C'est une goutte d'eau dans
l'océan, un détail dans l'univers en expansion.
La méduse, dit-on, sidère. Il faut voir qui.
Mais il faut s'en réjouir : la vie cesse d'être
quotidienne, les nœuds d'être papillons,
la brasse itou. Bref, c'est thérapeutique.
Rien ne ressemble plus à un nœud de cravate
qu'une cravache à catogan. C'est dire que
les sévices des méduses sont assez légères.
Certains plongeurs en font des lampes
de chevet, d'autres des balises de détresse.
   24 juin 2021
*
50. Le zèbre

Le zèbre s’habille de sa cage. Au galop
ils deviennent invisibles, c’est cinétique
et sans recours. Le zèbre est las des méta
phores, des transports au cerveau et des
des files d’attente : le zèbre est fébrile, il
craint. Les lampes clignotent, il craint.
La nuit tombe, il s’apaise, ses rêves se
chargent de réveiller sa peur – il geint.
Le matin le trouve en miettes d’inquiétude,
midi lui coupera l’humour de l’appétit.
   10 mars 2016

Christian Bernard et Hippolyte Hentgen, Fabules, petite zoologie portative, Walden n, 2022, 112 p., 30€
Sur le site des Presses du réel :
Concepteur et directeur du Mamco (Musée d'art moderne et contemporain de Genève) de son ouverture en 1994 jusqu'en 2015, ancien directeur de la Villa Arson (Nice), éditeur (fondateur des éditions Walden n) et critique d'art, Christian Bernard (né en 1950 à Strasbourg, vit et travaille à Saint-Victor-sur-Loire) publie des poèmes depuis 1966.
Hippolyte Hentgen est un duo d'artistes, composé de Gaëlle Hippolyte et de Lina Hentgen (nées respectivement en 1977 à Perpignan et en 1980 à Clermont-Ferrand). Réunies sous ce nom fictif pensé comme une sphère de partage et un outil de mise à distance de la notion d'auteur, les deux artistes explorent un territoire de recherche principalement orienté vers l'image. Si leur pratique s'ancre dans le dessin, elles s'aventurent également dans d'autres champs de représentation, tels le spectacle, le décor, le film et la sculpture. En s'appropriant les codes de la bande dessinée et du dessin de presse, elles multiplient les tons (burlesque, naïf) et les références (de Jim Shaw aux cartoons des années 1930, de l'underground au modernisme, des motifs textiles aux papiers décoratifs japonais) et revivifient par glissement et greffe, une culture visuelle de masse. Puisant dans l'histoire de l'art comme dans la culture populaire, elles s'emparent d'images iconiques inscrites dans la mémoire collective et les restituent dans un immense collage protéiforme et composite, d'une grande liberté stylistique. Les clichés culturels, usés jusqu'à la corde, entament une nouvelle vie sous la plume de Hippolyte Hentgen. À travers une large gamme de supports, de formats et de styles, l'œuvre flatte le plaisir rétinien et n'en finit pas de surprendre par sa verve colorée, drôle, parfois acerbe.