« Elle a bon dos l’erreur humaine » : après la mort d’Abdoulaye, sa compagne abasourdie par le non-lieu

Publié le 12 mai 2023 par Lepinematthieu @MatthieuLepine
Abdoulaye est décédé en 2020 sur un chantier à Vénissieux. Il avait 47 ans. Après deux ans d'enquête, l'ouvrier a été reconnu comme l'unique responsable de sa propre mort malgré une série de dysfonctionnements et de manquements pointés par l'Inspection du travail. Une situation que Juliette, sa compagne, juge incompréhensible.

Abdoulaye Diene Seye est né le 2 octobre 1972 au Sénégal. Il vit du côté de Thiès, à l'Est de Dakar, où il vient à exercer différents métiers : animateur radio, moniteur d'auto-école, gérant d'un hôtel, d'une boite de nuit... Il arrive par la suite en France, en 2010, où il s'installe dans la région lyonnaise. C'est là qu'il fait la rencontre de Juliette, éducatrice spécialisée, avec qui il va avoir deux filles. " La vie nous souriait" se souvient-elle.

Titulaire d'une carte de séjour de 10 ans, il multiplie les missions dans le BTP en tant qu'intérimaire. En parallèle, Abdoulaye continue de pratiquer le basket, sa passion, et même d'entraîner des jeunes. Après avoir enchaîné les contrats précaires, il finit par obtenir un CDI dans une entreprise spécialisée dans les travaux de rénovation et d'isolation de bâtiments. Le sénégalais occupe un poste de monteur d'échafaudages.

" Il ne se plaignait jamais mais son métier le fatiguait, c'était dur physiquement " se souvient sa compagne. Abdoulaye est d'ailleurs victime d'un premier accident du travail en janvier 2018. C'est en déplaçant un mat métallique qu'il ressent une vive douleur au niveau du dos. Celle-ci va le suivre puisqu'un médecin déclare un an plus tard une rechute imputable au premier sinistre qui conduit l'ouvrier à être arrêté pendant deux mois. De ce fait, il bénéficiait d'un suivi individuel renforcé auprès de la médecine du travail.

" Depuis la sortie du confinement c'était plus compliqué"

Dans le cadre des missions qui lui sont confiées, Abdoulaye reçoit une formation au montage et démontage d'échafaudages et de plateformes suspendues. " Il travaillait au secteur échafaudage de l'entreprise. Ses relations avec son supérieur étaient très bonnes " se souvient Juliette. " Mais depuis la sortie du confinement c'était plus compliqué. Son collègue avec qui il avait l'habitude de travailler en binôme était retenu au Sénégal. Abdoulaye se plaignait de devoir se retrouver avec de jeunes intérimaires sans expérience ni formation. Sa charge de travail s'était accentuée ".

En juillet 2020, Abdoulaye débute une mission sur le chantier de réhabilitation d'un HLM à Vénissieux, en banlieue lyonnaise. Il se trouve en binôme avec un intérimaire d'une vingtaine d'années recruté pour l'été. Les deux hommes se connaissent pour avoir déjà travaillés ensemble sur un précédent chantier et s'entendent bien. Leur tâche consiste à monter une plateforme élévatrice de travail reposant sur un mât central installé le long de la façade d'un immeuble. Une opération qui requiert d'avoir reçu une formation spécifique et d'être informé sur les risques inhérents à celle-ci. Ce n'est pourtant pas le cas pour le jeune collègue d'Abdoulaye. Celui-ci a en effet été recruté à l'origine pour opérer de simples taches de manutention et non pour assurer une mission de montage comme celle-ci.

" Nous étions heureux et cet accident est venu briser nos vies "

Le matin du 24 juillet 2020, les deux hommes arrivent à Vénissieux sur les coups de 8h. La veille, ils ont monté ensemble le châssis de base de la structure ainsi que la plateforme. Une tâche qui nécessite pourtant la présence de trois opérateurs selon les instructions du fabriquant de l'équipement. Ce vendredi-là, alors que la température atteint rapidement les 30 degrés, Abdoulaye et son collègue se lancent dans le montage du mât. En fin de matinée, celui-ci s'élève à une quinzaine de mètres. Mais aux alentours de 12h, la plateforme sur laquelle se trouvent les deux hommes s'effondre depuis le 5e étage de l'immeuble. Une chute fatale pour Abdoulaye, alors âgé de 47 ans, qui décède sur le coup. Son collègue, âgé de 21 ans, est lui très gravement blessé.

" Sa mort a été un choc terrible. J'étais anéantie. Nos filles avaient 22 mois et à peine 3 ans. J'ai fait une grave dépression qui m'a contrainte à être en arrêt de travail pendant presque 2 ans. Sur le coup, je n'ai même pas pensé à porter plainte, je n'en avais de toute façon pas la force " se remémore Juliette. " Nous avions des projets comme celui d'avoir un troisième enfant. Un compromis de vente pour l'achat d'une maison était aussi sur le point d'aboutir. Tout allait si bien et cet accident est venu briser nos vies : la sienne, la mienne et celle de nos deux petites filles. Tout a explosé ce jour-là ". " Par la suite, je suis partie pour l'enterrer au Sénégal près de sa famille. Nous avons pu y retourner seulement 2 ans et demi après son décès. Ce voyage nous a fait beaucoup de bien. Se recueillir sur sa tombe et se reconnecter avec sa famille a été d'un grand réconfort ".

" Elle a bon dos l'erreur humaine "

Au lendemain du drame, le procureur décide d'ouvrir une enquête. Les familles des deux victimes se portent alors partie civile tout comme la CGT. Dans son rapport l'Inspection du travail note différents manquements ou dysfonctionnements : une évaluation des risques insuffisante, l'absence d'équipements de sécurité (harnais...), le non-respect des préconisations du constructeur de la plateforme, le manque de formation du personnel intérimaire... Elle pointe aussi l'importante charge physique et mentale qui reposait sur Abdoulaye au moment de l'accident. Un obstacle à l'exercice des fonctions de l'agent de contrôle de l'inspection du travail est enfin signalé.

L'enquête concernant les circonstances de l'accident établit cependant que la chute de la plateforme est due à l'absence de boulonnage du mat entre le 10ème tronçon (où se trouvaient les deux hommes) et le 9ème. Malgré tous les points soulevés par l'Inspection du travail concernant l'organisation du travail, c'est l'erreur humaine qui est retenue comme la cause de l'accident. Ainsi, après deux ans d'enquête un non-lieu est prononcé.

" Abdoulaye a été reconnu comme unique responsable de ses propres dommages et de ceux de son collègue. L'entreprise, elle, est exempte de toute responsabilité alors même qu'il y a dans le rapport de l'Inspection du travail des éléments accablants. Franchement, elle a bon dos l'erreur humaine. Cette absence de boulonnage ce n'est pas un hasard ", explique Juliette qui ne décolère pas face à cette décision. " C'est terriblement injuste. Un vrai déni de justice ".