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Entretien avec Tibor Papp (2ème partie)

Par Florence Trocmé

Poezibao publie ici le second volet d’un entretien avec le poète Tibor Papp mené par Alexandre Gherban.
Premier volet

A. G. – Vous définissez donc ici la « poésie dynamique », séparée de la poésie com­binatoire, en détaillant ses effets, ses moyens de création et ses manières de se proposer à la lecture sur écran. Pionnier de cette nouvelle poésie, vous avez créé, en 1985, le pre­mier poème dynamique par l’ordinateur « Les très riches heures de l’ordinateur n° 1 » ; ce fait est reconnu par toutes les histoires de la poésie et de la littérature numérique. Pouvez-vous nous dire quelques mots de cette œuvre, des conditions de sa création, de vos visées artistiques la concernant, des difficultés techniques auxquelles vous avez dû faire face à l’époque de sa création ?

T. P. – A la fin des années 80, j’avais accumulé un certain nombre d’expériences dans la poésie. Pour commencer, en 1964, j’ai publié un recueil d’aspect classique, mais aussi un poème sonore « Rythmes païens » (qui est devenue une pièce d’anthologie). Mes recueils suivants s’ouvraient de plus en plus à la visualité jusqu’à ce qu’elle soit devenue l’identifiant de toutes mes créations poétiques. Mon livre Vendégszövegek 2,3 (Textes invités, 2,3 – 320 pages) publié en 1984 est un premier aboutissement de mes visés poétiques sur support statique.
Dès que j’ai possédé un ordinateur Amstrad 64 pourvu d’un logiciel de programmation en Basic, je me suis mis à créer des petits programmes mettant en jeux des mots qui se déplaçaient dans tous les sens sur l’écran, puis j’y ajoutais des éléments graphiques, tels que lignes, carrés, cercles, etc. L’apparition du même mot avec le même cercle créait un lien de parenté entre l’écrit et la forme graphique. J’ai agit de telle sorte que la non-apparition de l’un souligne son manque et ainsi son existence bien que non visible. Comme les vers dans un poème classique, les petits ensembles texte et forme graphique représentaient des unités à assembler de manière à donner un sens à leur proximité. Morceau par morceau, brique par brique j’ai essayé de bâtir un ensemble pertinent (poétiquement parlant).
En même temps, poussé par ma curiosité de voir une autre langue dans l’arène, j’ai mis à l’œuvre ma langue maternelle, le hongrois dans un travail similaire que j’ai créé parallèlement au français dont le titre est : Vendégszövegek számítógépen n° 1 (Textes invités sur ordinateur n° 1).
Dès le départ je me posais la question : quels sont les composants de l’œuvre programmée qui sont lié uniquement à l’ordinateur ? Pour commencer : la combinatoire en était un. Je trouvais extrêmement enrichissant le fait de changer le mot qui se trouve à un emplacement donné par un autre, puis encore un autre, et encore... et encore. Dans ce cas-là, le déroulement de l’œuvre est autant de fois différent qu’on a d’éléments combinés.
En deuxième lieu, le hasard m’est apparu comme une possibilité très bénéfique à la poésie. La présence virtuelle de l’inconnu, de l’inattendu, de l’incontrôlable agit comme si on soufflait la vraie vie dans l’œuvre. Cela ressemble étrangement à notre vie avec tous les imprévus subis de l’enfance jusqu’à un âge avancé. Il est imprévisible, même les Moiras ne peuvent filer un fil pour nous sans nœuds imprévisibles.
La troisième spécificité d’une œuvre programmée sur ordinateur est la possibilité offerte au lecteur/spectateur d’intervenir directement dans le déroulement du poème dynamique.
La durée de ma première création variait entre 6 minutes et demie et sept minutes. Malheureusement la mémoire vivante de l’Amstrad 64 n’était pas capable d’emmagasiner le programme en entier. J’ai donc coupé l’œuvre en deux (et peu de temps après je me suis mis à programmer en langage machine pour gagner de la place dans la mémoire et aussi pour la vitesse – 100 fois supérieure au langage Basic). Chaque moitié étant enregistrée sur bande magnétique, à la fin de la première moitié, le poème s’arrêtait avec une image statique sur écran en attendant que la deuxième moitié soit chargée. Le chargement représentait 1 minute et 20 secondes – puis le déroulement de l’œuvre continuait jusqu’à la fin. Pour pallier ce problème, j’ai demandé à un pianiste de jazz bien connu, Faton Cahen, d’accompagner ce poème dynamique comme on faisait avec les films muets. Pour meubler le temps de chargement j’ai lu un texte sur fond musical. Le tour était joué. Évidemment, le public ne se rendait compte de rien.
Je dois dire que les techniciens du Centre Georges Pompidou étant très excités par le problème ont travaillé pendant deux jours pour réaliser le lien direct entre mon Amstrad 64 et le grand projecteur Barco de la Petite Salle du Centre. Ainsi l’œuvre était projetée sur un grand écran et sur une dizaine de petites lucarnes descendant du plafond dans la salle. Le résultat était inattendu et (surtout pour moi) magique. Cette présentation avait un retentissement non seulement dans le milieu des poètes d’avant-garde de l’époque mais jusqu’au journal Le Monde.
L’œuvre en langue hongroise (citée plus haut) que j’ai créé parallèlement au français a été présentée au public hongrois au début d’août 1985 à Kalocsa, petite ville au centre de la Hongrie, à l’occasion de la réunion annuelle des collaborateurs et sympathisants de la revue littéraire Hongroise Magyar Mûhely, éditée à Paris, dirigée par Alpár Bujdosó, Paul Nagy et moi-même.
Au milieu des années 80, à l’aide d’un synthétiseur vocal la plupart des ordinateurs étaient capables de « parler ». Cette spécificité à ma connaissance n’a suscité qu’une seule réalisation littéraire achevée, l’ouvrage intitulé : « Mnésis » de Claude Maillard.
A cette même époque la volonté des artistes de conquérir les nouveaux horizons offerts par l’électronique était de plus en plus visible. Orlan, artiste confirmée et le jeune Frédéric Develay ont fondé la revue Art Accès, revue télématique d’art contemporain, sur Minitel. La pauvreté graphique et cinétique du Minitel n’a pas empêché les créateurs de donner la mesure de leur talent. En contemplant les œuvres on peut vite se rendre compte de l’importance des constituants « hors langue » dans une structure textuelle. Certains artistes ont exploité le temps de l’attente, le temps de la présence et le temps de l’écho du texte, d’autres penchaient plutôt vers le mouvement réel, John Cage par exemple insistait sur la topographie. Dans mon ouvre (préfacée par Jean-Jacques Lebel) « Comme la vanille en poudre » programmée directement sur le Minitel avec l’aide d’un logiciel spécifique, j’ai combiné les trois constituants hors-langue pour meubler la surface, et le temps.

A. G. – A la même époque, vous avez co-fondé avec Philippe Bootz l’Association L.A.I.R.E. (Littérature, Art, Innovation, Recherche, Écriture) qui donnait naissance peu après à « Alire », première revue de littérature informatique sur support numérique.  Quels étaient les buts de cette revue, en quoi se séparait-elle des autres revues existantes ?

T. P. – Vers 1986-87, un jour Philippe Bootz est venu chez moi avec son Atari pour me montrer ses réalisations de poésies dynamiques sur son ordinateur. Ayant pris dans la matière la même direction, c’est-à-dire la création poétique par programmation, nous avons vite sympathisé et sommes devenus amis. C’était très important à l’époque de trouver une âme-sœur dans un monde où l’ordinateur ne servait même pas de machine à écrire pour les poètes ou pour les écrivains. On peut dire qu’il y avait une hostilité générale surtout dans les milieux littéraires envers l’ordinateur. En Hongrie, où après la parution d’un de mes générateurs de poésie (des distiques), j’ai eu droit à une émission d’un quart d’heure à la télévision nationale, la réception du public (les littérateurs en particulier) était très négative. Comme le diable des siècles passés, l’ordinateur – bien que sans queue ni cornes – suscitait peur et dégoût, devenait le symbole de l’inhumain surtout dans la création poétique. Les critiques de l’époque ne s’intéressaient qu’aux données chiffrées, qu’aux nombres de combinaisons possibles et aux ratés futurs du programme. Ce n’est que depuis deux ou trois ans que les vents commencent à tourner, que les jeunes critiques littéraires s’ouvrent vers ces cieux inconnus, bien que jusqu’à nos jours, en dehors de ma production,  il n’y ait pas d’autre œuvre dynamique sur l’horizon hongrois. C’est entre autre par rapport à cela que je peux mesurer la richesse dans ce domaine en France.
Ayant à l’époque une bonne vingtaine d’années d’expérience comme dirigeant de revues littéraires françaises (Dialogue à Liège en 1960, d’atelier à Paris à partir de 1972) et hongroise (Magyar Mühely à partir de 1962 – une revue qui existe toujours), j’étais conscient de tous les biens que l’effervescence (les soirées poétiques, les présentations des numéros, les voyages, les sorties, les amitiés) autour d’une revue apporte à ceux qui y adhèrent.
Nous sommes tombés d’accord avec Philippe de fonder une revue littéraire pour donner un espace dynamique, pour ouvrir une fenêtre vers le monde pour nos œuvres. Nous avons contacté Claude Maillard, auteur d’une œuvre sonore de synthèse vocale sur ordinateur intitulée Mnésis (1983) que je connaissais grâce au Festival Polyphonix (dont je faisait partie à l’époque en tant que membre de la direction), ainsi que Jean-Marie Dutey, ami et co-auteur avec Philippe Bootz de quelques expositions poétiques, et également Frédéric Develay, poète, plasticien et animateur d’Art-Accès sur Minitel. A partir de 1987, l’équipe de Laire s’est constituée et s’est mise au travail pour matérialiser les idées émanant des réunions du groupe. La nouvelle revue éditée par le groupe Laire avait été baptisée alire (anagramme de laire) et sous-titrée Revue animée d’écrits de sources électroniques.
L’animation poétique programmée était une de nos préoccupations principales. Comme disait Philippe Boots dans ses notes du deuxième numéro d’alire « Jusqu’à présent, l’oral et l’écrit se trouvaient très nettement séparés et l’abord de l’un ou de l’autre faisait intervenir chez le lecteur ou l’auditeur des mécanismes différents. L’animation bouleverse cette donnée... ».
Après une année de préparation le premier numéro d’alire a été présenté, grâce à l’attention bienveillante de Blaise Gauthier, au Centre Georges Pompidou en janvier 1989. A l’époque de la naissance d’alire, il n’y avait pas d’autres revues littéraires consacrée aux œuvres programmées sur ordinateur ni en France, ni en Europe, ni ailleurs. Deux ans plus tard, en 1991, l’apparition de la revue KAOS de Jean-Pierre Balpe représentait une seconde ouverture, qui par sa présence renforçait aussi notre démarche.
La présence dans le paysage français de la revue Dock’s, bien que sur papier, jouait aussi un rôle important dans la hardiesse des créateurs. On y trouvait des créations poétiques résolument contemporaines. Les auteurs, nos aînés, les plus modernes comme Pierre Garnier, Ernst Jandl, Eugène Gomringer, les frères de Campos etc. étaient régulièrement présents dans ses pages. J’étais persuadé (je le suis toujours) que la poésie programmée sur ordinateur trouverait la légitimation de son appartenance à la littérature par les liens avec ces poètes.
Pendant la préparation du premier numéro d’alire nous nous sommes mis à travailler en tandem avec Claude Maillard poète, écrivain, psychanalyste, auteur d’une trentaine de livres, pour créer des poèmes dynamiques, des poèmes sonores etc. Nos séances hebdomadaires (qui n’ont pas cessé depuis) ont porté leurs fruits. : 8 poèmes dynamiques programmés en Quick basic, sous le titre de Dressages, puis des poèmes programmés en Director, comme « Argentina », « Rupture », « Cette phrase », « En hâte », des poèmes sonores comme « Ourlure », « Le 21 h 20 » etc. et même un livre : Icônes en 1991 (édité par Magyar Mûhely/d’atelier Paris, Wien, Budapest). Dans le travail poétique, nous sommes devenues inséparables, mais chacun de nous poursuit sa carrière individuelle : du côté de Claude Maillard une dizaine de livres et une quinzaine pour moi dont Vendégszövegek (n)Textes invités (n) – (800 pages, mes œuvres poétiques complètes du début jusqu’à 2003) et le tout dernier Bûvös négyzetekCarrés magiques – (64 pages, Budapest, 2007). J’ai présenté mes œuvres dynamiques programmées sur ordinateur en France (à Paris, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à Caen, à Arras etc.) en Allemagne, en Belgique, en Autriche, en Hongrie, en Hollande, en Angleterre, aux États Unis (à New York, à San Francisco) au Québec, en Italie etc.


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