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Entretien avec Tibor Papp (3ème partie et fin)

Par Florence Trocmé

Poezibao publie ici le troisième et dernier volet d’un entretien avec le poète Tibor Papp mené par Alexandre Gherban.
Premier volet
Deuxième volet

En fin d’article, fichier pdf téléchargeable de l’intégralité de l’entretien.

A. G. – Vous avez accordé une place importante dans votre création à la poésie sonore. À sa pratique et à la réflexion sur ses caractéristiques. Comment l’ordinateur intervient dans cette pratique ?

T. P. – A la fin des années 60, au moment où j’étais en train de créer le Rythme païen Francis Edeline, qui avait (et a toujours) une vue très étendue et structurée sur la création poétique contemporaine, m’a mis la puce à l’oreille. L’idée de réaliser avec les mots des ensembles sonores artistiquement pertinents ne m’était pas étrangère : au Lycée à Debrecen (Hongrie) j’étais soliste dans un chœur mixte (garçons et filles) récitant de la poésie et présentant certains textes d’une manière non linéaire, c’est-à-dire que les vers se chevauchaient, s’entremêlaient, créant ainsi des effets purement sonores tout en donnant vie à un message poétique différent d’une simple lecture.
Un peu plus tard, je me suis rendu compte que la poésie sonore a ses règles, ses formes, ses contraintes – même si elles ne sont pas explicitées. Il m’a vite paru évident que la poésie sonore est une émanation de la langue orale, celle que défendait Claire Benveniste contre la langue mixte (écrite et parlée) et elle est à l’opposé de la poésie visuelle. Un poème sonore n’a pas d’équivalent écrit, il est à la rigueur fixé sur papier par une partition approximative. Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale – avec l’apparition des magnétophones vendus à un prix abordable pour les poètes – que la fixation électronique (l’enregistrement) et la transmission électro-acoustique des poèmes sont devenus une réalité quotidienne.
Où se situe la poésie sonore, par rapport à la poésie dans son ensemble ? Je me tourne vers le regretté Paul Zumthor, pour qui c’est « au milieu des autres poésies – orales ou non – avec lesquelles elle coexiste, c’est par opposition à elles que la poésie sonore trouve sa légitimité manifeste et sa fonction historique. » (4)
Sous un angle purement technique, les œuvres de poésie sonore de nos jours se divisent en trois familles distinctes : dans la première, nous trouvons les poèmes sonores linéaires, inscrits sur un support unidirectionnel, tels la bande magnétique, le disque vinyle ou le CD audio ; dans la deuxième se trouvent les poèmes sonores dynamiques, mus par un programme, enregistré sur disque ou CD-ROM, dont la variabilité fait partie intégrante de l’œuvre, tandis que dans la troisième famille nous avons les performances de poésie sonore, dont la réalisation ne se confond jamais avec la simple restitution sonore d’un enregistrement quelconque mais qui peuvent être accompagnées par des événements sonores créés sur-le-champ et dirigés par un programme d’ordinateur.
Les magnétophones et plus tard les ordinateurs (avec des logiciels spécifiques) offrent non seulement la possibilité d’enregistrement, mais aussi la manipulation (dédoublement, déformation etc.) du son. Les procédés techniques les plus courants sont : 1) les montages en couches multiples ; 2) les coupures et collages (en gros deux types : les coupures simples qui servent à éliminer des événements sonores inutiles ou  les coupures complexes servant à modifier la chaîne sonore en général et la chaîne parlée en particulier, comme la déformation des mots par raccourcissement, par addition, par coupure et collage inattendus (cut up), par bouleversement de la succession des événements sonores etc. ; 3) l’utilisation des effets électroniques par lesquels on peut obtenir des sons totalement différents de l’original, ou créer des sons qui n’existaient pas auparavant. On peut ainsi, tirer d’une source simple des sonorités complexes imitant la nature ou à différentes vitesses obtenir des bruits non articulés et même des sonorités quasi-musicales.
Ayant approfondi ces données j’ai constitué une typologie des poèmes sonores, qui tient compte des sons de toutes origines (humaine ou autre). L’idée directrice de départ y était d’établir une sorte d’échelle d’éloignement des œuvres par rapport à la langue « écrite-et-parlée ».
Ainsi le groupe 1, poèmes enrichis en sonorités, est proche de la langue écrite-et-parlée. Les phrases complètes ou tronquées y sont toujours prononcées avec des intonations fortement connotées. Le sens du discours y évolue d’une manière linéaire, souvent enrichie ou interrompue par des additions d’effets. Un cas particulier est celui de poème à changement phonique et sémantique par contagion sonore – nous avons ici en plus des traits formels du poème sonore enrichi, le phénomène de l’imperceptible décomposition et recomposition d’un mot en un autre mot, grâce à l’environnement sonore contagieux ; dans un poème de Paul de Vree, par exemple, la séquence « is a rose » est soumise à une répétition accélérée, pour se transformer en « ambrose ».
Les œuvres du groupe 2, poèmes sonores répétitifs, ont souvent une durée relativement courte. Le poème est le résultat de la répétition rigoureusement identique, avec des intonations variées d’un groupe de mots (deux au minimum). Le but de la variation de l’intonation est le déplacement du sens. Chaque reprise de la cellule de base représente une évolution par rapport à l’état antérieur dans une direction qui est conforme ou contraire à l’attente de l’auditeur. Notre regretté ami, le poète italien, Adriano Spatola en est le représentant le plus connu avec ses « Séduction séducteur » ou « Aviation aviateur ».
Dans le groupe 3, poèmes phonétiques (simples ou rythmés), les phonèmes sont séparés de tout contexte et, même lorsqu’ils sont associés les uns aux autres, n’y ont aucune vocation à exprimer des distinctions sémantiques. Ils ont par contre une fonction de distinction formelle (pseudo sémantique) et différencient les associations de phonèmes formées au hasard, de sorte qu’en face des sons concrets, les phonèmes y apparaissent comme des concepts. Le poème phonétique simple peut avoir une structure musicale ou une structure cognitive, avec les associations ordonnées de phonèmes. Certains poèmes phonétiques ont une apparence formelle classique : il ne leur manque ni rythme ni rimes, sauf les regroupements des phonèmes en unités signifiantes. L’Ursonate de Kurt Schwitters est l’œuvre la plus représentative de ce groupe.
Dans le groupe 4, nous avons les poèmes sonores rythmiques à monèmes lexicaux. La base de ces poèmes sonores est le texte rythmique ou le vers métrique. Dans le premier cas, le rythme est déterminé par le retour régulier des accents rythmiques, sans que l’on tienne compte du nombre de syllabes atones intercalaires. La durée des poses joue elle aussi un rôle, et on peut avoir comme en musique, un temps fort sur un silence. Dans le deuxième cas, le rythme est obtenu par la division du vers en mesures. La mesure est alors le résultat de différentes combinaisons de syllabes longues et brèves. Dans certains cas, le rythme est d’origine extérieure. Il peut provenir d’une autre langue, d’un événement sonore d’origine humaine ou non et peut même être une création musicale. On trouve beaucoup d’exemple dans l’œuvre de Charles Amirkhanian, de bp Nicol, de Serge Pey et aussi dans mes œuvres personnelles (p.ex. « Poéticoncerto pour Tché »).
Dans le groupe5, poèmes sonores à gisements sémantiques multiples, les événements sonores sont rangés en couches superposées. Les couches sont composées des répétitions simples ou connotées, des épanalepses, des approximations successives, des étirements, des glossolalies, des onomatopées, des paronomases, des poses, etc. C’est par l’alignement temporaire très strict des éléments lexicaux et sonores que le fil du discours poétique acquiert une cohérence interne. Le maître incontesté de ce type de poésie est Bernard Heidsieck ; son poème « Tout autour de Vaduz » est le morceaux d’anthologie le plus connu.
Dans le groupe 6, poèmes en flot sonores, les monèmes lexicaux et les événements sonores sont mélangés. Ici il n’y a pas d’organisation syntaxique. Le message poétique, comme cela arrive souvent dans la langue orale, est la somme des sens surgis à différents moments du déroulement de l’œuvre. Dans l’œuvre d’Henri Chopin, il y a plusieurs poèmes à flots sonores. Un des plus connus est le « Sol-aire ».
Le dernier, le groupe 7, poèmes sonores réalistes est constitué par des poèmes basés sur les bruits humains buccaux ou non, extérieurs au système phonologique – qui ont en générale un sens codé : aspiration explosive dentale centrale, sifflement d’admiration, claquement de doigts, battements des mains, hoquet, rire, raclement de gorge, battement du cœur etc. La structure du poème sonore réaliste est basée sur la succession logique des éléments ayant un sens codé. Une succession logique des bruits ayant un sens n’est cependant ni un critère poétique suffisant, ni un critère nécessaire. Les « Crirythmes » de François Dufrène sont des exemples les plus connus de ce type.
Avant de considérer l’ordinateur comme un lieu privilégié de la poésie sonore, nous remarquerons qu’il est (muni de logiciels appropriés) un outil hors pair pour réaliser toutes sortes de poèmes sonores linéaires ou dynamiques. Dans certains cas, l’œuvre ne donnera pas d’indication pour déceler sa provenance quant à sa fabrication, car l’auteur s’est servi d’un ordinateur uniquement pour la dextérité et la rapidité de celui-ci à créer ou à déformer des sons, mais dans d’autres cas, le passage par l’ordinateur d’un poème sonore laissera des traces spécifiques fortement connotées. Les logiciels actuels offrent non seulement la possibilité d’enregistrement mais aussi la manipulation du son. Il y a quarante ans seulement, l’ordinateur n’était qu’une lueur pour l’artiste, et tout particulièrement pour l’homme littéraire, non pas une lueur d’espoir mais une lueur électronique dans la petite lucarne tant décriée. Il représentait l’inconnu d’une étendue immense parsemée de grains de transistors et de racines mathématiques, enfermée dans une boîte magique.
L’ordinateur avec ses logiciels actuels dépasse de très loin le savoir-faire des magnétophones. Il est l’outil le plus perfectionné pour créer des poèmes sonores. Non seulement il est capable de produire presque tous les effets sonores cités jusqu’ici, mais avec de la programmation il ouvre une dimension supplémentaire. Par les possibilités combinatoires, par l’intervention du hasard et par l’interaction du lecteur-spectateur le poème sonore devient dynamique : à chaque présentation l’œuvre donne l’impression qu’elle est la même tout en étant différente.

A. G. – Pour conclure, voyez-vous une raison de séparer la création poétique par ordinateur de celle de l’écriture sur papier ? Est-il justifié d’affirmer que la poésie n’est que sur la page ?

T. P. – En aucun cas je ne peux imaginer une séparation entre une œuvre poétique créée sur ordinateur et une œuvre poétique couchée sur papier (ou n’import quel autre support rigide). La poésie, pour moi, est une affaire de forme et d’ investissement humain, mais cette forme et cet investissement sont indépendants du support. Ce n’est pas en rapport avec la poésie classique (sonnets, alexandrins et compagnie) que les œuvres dynamiques créées sur ordinateur devront être jaugées, jugées, analysées. Pourquoi un poème visuel statique devrait être considéré poétiquement différent selon qu’il est réalisé sur papier ou sur écran ?

Pour aller vers un mode non plus technique mais philosophique, je voudrais rappeler que Heidegger, en parlant de l’essence de la poésie à propos de Hölderlin, avance l’idée que la « poésie a l’air d’un jeu et pourtant elle n’en est pas un. Le jeu rassemble bien des humains, mais de telle sorte que chacun s’y oublie précisément soi-même. Dans la poésie au contraire, l’homme est concentré sur le fond de son être-là. » (5) La concentration sur le fond de son être-là suggère une présence quasi physique du poète dans son œuvre qui semble être éclairée par l’incomparable souveraineté du moi, une émanation de la spécificité de l’expression, celle qui émerge du temps, celle qui avec ses imperfections devient le ressort de l’infini. Cette présence, cet être-là se concrétisent dans la réalisation d’une œuvre poétique qui n’est comparable à aucune autre. La condition de cette exclusivité de l’expression est l’engagement littéraire du poète impliquant une volonté de marquer sa présence au sein même de la littérature. Cette présence est une voix unique ; elle se fait entendre exclusivement à partir de la littérature, elle est influencée par la forme de l’œuvre, par le rapport avec d’autres œuvres poétiques, par la langue, par le temps, par l’époque, par la situation géographique, par la situation sociale etc. A partir de l’état de la littérature, le poète met en évidence l’époque quand il veut se mouvoir dans un intervalle humainement palpable, il privilégie le lieu quand c’est le « hic et nunc » qui l’intéresse avant tout, il fait appel à la langue quand il veut dérégler ses normes, ses tabous, ses formes, il s’attaque à l’état de la littérature quand personne n’attend sa secousse, il conteste ou approuve le rôle social de la littérature quand sa négation ou approbation augmente la force des mots, il attaque la forme poétique quand la grisaille créée par les inlassables répétitions devient insupportable, il réhabilite ou rebâtit ses contraintes en créant des formes nouvelles. Il en va de même pour les auteurs de la poésie sonore, visuelle ou dynamique sur ordinateur.

©Alexandre Gherban / Tibor Papp 2008 & Poezibao


Notes
1. Jacques Mehler, Thomas G. Bever et Peter Carey : « Que regardons-nous quand nous lisons ? » in textes pour une psycholinguistique, etc. Mouton 1974, p. 279.
2. Communication aux Journées « Écrivain-ordinateur  », juin 1977.
3. La fabrication mécanique de textes poétiques n’était pas un procédé totalement inconnu ; rappelons-nous le célèbre poème combinatoire de l’écrivain allemand Quirinius Kuhlmann : « le 43e baiser d’amour », publié en 1671, et plus près de nous, les « Cent mille milliards de poèmes » de Raymond Queneau, publiés en 1961. (Ni l’un, ni l’autre n’a eu recours à l’ordinateur)
4. « Une poésie de l’espace », Paul Zumthor in Poésies sonores. Éd. Contrechamps, 1992, p. 5
5. Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, Gallimard, 1962, p. 57

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