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La Ville d'après suivi de A propos d'écrire de Christiane Veschambre

Par Florence Trocmé

Un nœud dans la gorge

Veschambre
Excusez-moi, je ne peux pas écrire une ligne sans la situer dans le contexte. Aujourd'hui, c'est en écoutant un très beau disque Mompou (le pianiste est Jordi Masó, il joue Cançons i danses, Charmes, Scènes d'enfants ; c'est un disque Naxos). À ma droite, sur le bureau, il y a un livre qui m'a été adressé par une de mes tantes, de Norvège : Grieg, Music, Landscape and Norwegian Identity, par Daniel M. Grimley. C'est loin de Christiane Veschambre et de son dernier livre ? Eh bien pas du tout, à mon avis. Car ce que déploie La Ville d'après, c'est un paysage, et c'est un paysage qui doit à l'enfance (l'enfance de l'art, l'enfance de l'écriture aussi bien). À cet égard, le mot anglais pour paysage est intéressant, il offre grâce à sa morphologie la possibilité de riches variations sémantiques et linguistiques. Du côté d'inscape notamment, un concept cher au poète Gerard Manley Hopkins, qui fait du paysage quelque chose de plus métaphysique que géographique, quelque chose comme le dess(e)in intérieur et caché du visible. Avec un art tout simple en apparence, Christiane Veschambre (d)écrit. Avec zoom, «de l'ensemble au détail» comme me serinait mon professeur de dessin (à l'époque on ne disait pas encore arts plastiques). Des étages de plans. D'abord un plan général, la métaphore cinématographique n'étant pas vaine, tant le début du texte fait penser au cinéma : «De l'hôtel, neuf, on voyait la ville, son fleuve, les montagnes la bordant. On restait derrière la longue et vaste vitre de la chambre, on ne pouvait pas quitter ce qui s'offrait au regard et qui était si beau». Puis un plan moyen, le grand bâtiment en bas sur la droite, «mystérieusement éclairé» (la scène d'ouverture est nocturne). Puis «on» entre, avec le on de la narration, à l'intérieur du bâtiment. Et en même temps, dans le cœur du récit. Je ne vais pas évidemment dévoiler quoi que ce soit, non qu'il faille ménager je ne sais quel suspens, mais parce que ce serait parfaitement redondant et inutile. Ce que je peux dire, c'est qu'il y a dans ce cœur une figuration magnifique de quelque chose qui touche à notre présent, à notre histoire et à «notre musique» (pour reprendre le titre du film de Jean-Luc Godard qui apparaît un peu plus loin dans le texte). Quelque chose qui touche à un «intime commun», ainsi que le formule admirablement Christiane Veschambre, «commun à l'espèce, on ne sait pas, un intime qui ne connaît ni le je ni le nous, plus neutre et plus réel que tout pronom, dont les livres seraient un signe, un signal». D'où je pense l'in(si)stance du «on» («on ne sait pas»), le plus impersonnel des pronoms personnels. Tout cela dans une très grande fluidité du mouvement, de l'écriture, qui jamais ne coagule dans un gros effet de sens mais reste dans le tremblé d'une expression éminemment subjective. Ce qui permet d'ailleurs à Christiane Veschambre d'employer, par exemple, le mot âme («l'agenouillement de l'âme»), ce qui chez un autre serait ridicule, voire odieux. Elle peut le faire, parce que ce mot tellement chargé pourtant fonctionne ici comme un hapax. J'appelle cela, tout simplement, la grâce ! Pour moi, l'avancée du texte comme un resserrement de la focale, avec l'arrivée «latérale» du film de Godard, conjuguée à cette affaire de hapax, est splendide. Cela témoigne d'un très grand art, et ce qui est grand c'est que ça n'a l'air de rien. Quand l'écriture arrive à une telle épure, une telle simplicité, une telle beauté, on sait qu'on tient quelque chose de vraiment précieux. C'est-à-dire qu'on ne le tient pas, non, on y tient comme à une possibilité intime, qui vous est révélée dans un éclair, une possibilité qu'on sait mais qu'on n'arrive pas vraiment à formuler, la possibilité de soi-même, à son tour et à sa façon, écrire, ou, mieux vaudrait-il dire, vivre en écriture. C'est pourquoi il est pertinent d'avoir accolé à ce premier texte (La Ville d'après) le deuxième (À propos d'écrire), qui n'est pas un commentaire ni une explication, mais plutôt une très sobre (mais emportée, à sa manière) méditation, qui vous laisse un nœud dans la gorge. Un mot de l'édition, pour finir sans finir : le livre que vous tenez dans vos mains est beau ! Une couverture noire, le titre en couleur bronze, le tout sobre et bien posé. Et à l'intérieur, un interlignage peu courant (plus large que la moyenne), très élégant. Du très beau travail. À la hauteur.
©Éric Houser

Christiane Veschambre
La Ville d'après suivi de À propos d'écrire
Le préau des collines, La Scène Nationale Evreux Louviers, 2007
56 pages, isbn, 978-2-914945-87-5, 10 €


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