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Mardi 29 juillet 2008, dans les maisons de Delft

Publié le 05 octobre 2008 par Memoiredeurope @echternach

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La ressemblance est confondante. 

Peter Weber a réussi à nous faire pénétrer derrière le miroir. Le miroir de la peinture flamande ; celui qui, à l’arrière plan du tableau, propose une perspective inversée dans laquelle le peintre figure comme un fantôme, deux ex machina

« La Jeune Fille à la Perle » fait partie de la mémoire collective, même si cette expression ne veut rien souligner d’autre que le fait de sa popularité pour ceux qui sont allés à Delft, ceux qui aiment Vermeer, ceux qui ont lu Proust, ou encore ceux qui sont assez âgés pour le souvenir de l’exposition de Paris, il y a déjà une quarantaine d’années.

Nous sommes au milieu du 17e siècle. Sept années après l’achèvement de ce tableau, les armées de Louis XIV cherchent à envahir les Pays-Bas et buttent sur l’eau qui s’est répandue sur le territoire, une fois les digues ouvertes.

Dix années plus tard, le peintre décède, laissant une épouse en charge de onze enfants, tous ceux qui ont survécu et dont la plupart vivent encore au foyer familial. 

Soixante-cinq ans plus tôt Rubens est allé à Rome et a pu rencontrer Caravage. Dans cette année qui suit le grand pèlerinage jubilaire, les symboles de la reconquête catholique triomphent.

L’histoire politique rejoint l’histoire personnelle et le peintre nous offre une leçon chaque fois renouvelée d’une expérience majeure : l’extraordinaire puissance des pigments, des superpositions et de l’illusion. Le théâtre qu’il met en scène est celui qui peut plaire à ses commanditaires. Les symboles qu’ils attendent ne sont plus ceux de la religion, mais ceux de la maîtrise du monde par les sciences, par les cartes, par les mappemondes, par les mathématiques. Les personnages qu’ils attendent sont semblables à eux-mêmes ; ils en sont le reflet célèbratif. Mais ils attendent aussi d’enfermer dans leurs collections ou leurs cabinets de curiosité… des femmes. Des silhouettes de femmes, des visages de femmes, des chairs de femmes, des lèvres incarnat, des formes précises sous les étoffes légères, des formes imaginées sous les tissus plus lourds, des êtres qui montrent à la fois toute la sagesse de la femme au foyer et toute l’ambiguïté de la courtisane. Pour le reste, ils sont mariés et ont beaucoup d’enfants.

Et Vermeer le sait. Et il semble se détruire physiquement un peu plus chaque fois, en réussissant à parachever l’illusion par une touche fabuleuse, sur une préparation chimique inédite, sur un secret d’alchimiste et dans la caresse à peine dissimulée d’une gorge, et le baiser humide sur des lèvres désirables.

C’est ainsi que semble naître cette jeune fille dont la perle semble une sorte de pendule qui se suspend non seulement au temps qui passe, mais donne aussi le la de cet espace sonore et coloré. Elle est un point focal dont l’éblouissante blancheur dénonce une sorte de fièvre ; celle d’une virginité qui s’évanouit.Est-ce le peintre qu’elle regarde qui vampirise ainsi son innocence ?

« La Jeune Fille à la Perle » fait maintenant également partie d’une mémoire vivante. Parce que la sonorité muette du tableau a fait place aux visages de Colin Firth, Scarlett Johansson et Tom Wilkinson. A leurs échanges furtifs, aux fascinations et aux jalousies qui se croisent, aux mouvements de rue le long des canaux.

Tout concourt à nous redonner le son et l’odeur. A nous mettre de plein pied avec le temps d’avant. A nous faire comprendre pourquoi la vie doit renaître chaque année dans le foyer déjà plein de cris d’enfants et pourquoi l’échange d’argent est devenu le centre de tout, dans un commerce perpétuel.

Dans ce système de commandite, le peintre contraint son génie, mais dans la contrainte qui définit l’objet, il sait faire apparaître un tremblement qui est hors du temps. Un jaune, un brun et un bleu que le creuset a formés.

Le cinéaste nous conduit par la main sur ces chemins là. Avec un regard contemporain, mais sans anachronisme. 

Il nous laisse à entendre que dans ce siècle là, nous sommes déjà passés dans une société marchande où le poids du réel est absolu, où Dieu a laissé place au péché et à la transaction permanente. Il ne reste plus qu’à attendre que cette transaction devienne virtuelle, tout comme l’image, mais dans un système relationnel qui est resté le même et où le collectionneur est toujours celui qui peut jouir de l’original et caresser, dans le silence de son cabinet, la peau intacte de la virginité, jusqu’à ce que la banque saute.

On sait que Bergotte, figure de l’écrivain, meurt en comprenant que l’illusion de ses phrases aurait dû s’approcher beaucoup plus de l’illusion de la peinture atteinte par Vermeer :

« C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleurs, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune ».

Le père de Griet, la jeune femme à la perle, fait partie de ces sorciers qui ont créé ou perpétué le bleu de Delft. Ce bleu que l’on nomme aussi gris de lin est le seul trésor qui la relie à sa maison, à son père et elle garde ce trésor au plus près d’elle.

Mais elle doit comprendre un jour qu’un talisman peut se casser et que c’est au moment d’affronter un choix que l’on devient adulte.

Vermeeer a aussi peint ce choix là.

Le DVD du film présente aussi sept scènes coupées qui sont autant de leçons de montage livrant le sens d’autres choix, tout aussi difficiles que celui que doit faire une jeune servante d’origine bourgeoise ; celui d’un cinéaste à la recherche de l’intelligence du spectateur.

Il faut maintenant retourner à Delft.


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