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Les X de Jean Bollack

Par Florence Trocmé

rappel :
Depuis des décennies, Jean Bollack tient un journal ; ses notes, marquées X et suivies d'un numéro, réunissent des observations et des réflexions faites au fil des jours, et se répondent à distance. Elles développent des positions prises à la fois dans la sphère du travail et dans un cadre plus large. Quelques-unes sont publiées sur ce site. Jean Bollack en a confié d’autres à Poezibao, concernant la poésie, qui seront publiées au cours des prochaines semaines.

notes 1

X 2161 – 2162 [septembre 2007]

Mallarmé[1]
Rondel II
Si tu veux nous nous aimerons
Avec tes lèvres sans le dire
Cette rose ne l’interromps
Qu’à verser un silence pire
Jamais de chants ne lancent prompts
Le scintillement du sourire
Si tu veux nous nous aimerons
Avec tes lèvres sans le dire
Muet muet entre les ronds
Sylphe dans la pourpre d’empire
Un baiser flambant se déchire
Jusqu’aux pointes des ailerons
Si tu veux nous nous aimerons.

Celan :
Rondel
Willst du’s, solls die Liebe sein,
Du, dein Mund, wir sagens nicht,
Schenkst der Rose Schweigen ein,
Bittrer, so du’s unterbrichst.
Lieder, willig, schicken kein
Lächeln, sprühen uns kein Licht,
Willst du’s, solls die Liebe sein,
Du, dein Mund, wir sagens nicht.
Srumm-und-stumm, hier zwischenein,
Sylphe, purpurn, kaiserlich,
Flammt ein Kuß, schon teilt er sich,
Flügelspitzen flackern, fein,
Willst du’s, solls die Liebe sein.

La traduction de l’un des rondels de Mallarmé – l’unique que Celan ait faite d’un texte du poète symboliste (le fait est significatif) – doit être lue comme un exercice de réécriture. Le sens de l’allemand n’est pas celui du français qui se constitue au moyen d’une transcription, avec les mots du texte traduit. Ils sont redisposés dans le cadre d’une logique, nouvelle et indépendante. Il n’y a plus deux êtres qui se retrouvent, et s’il est encore question d’amour, c’est comme d’un sujet, un motif, sans doute pas quelconque mais pouvant littérairement être traité parmi mille autres, ou, presque : “si tu le veux, ce sera l’amour”.
L’amour fournira l’inspiration pourvu que l’auteur du poème le décide et s’il “veut bien”. Celan, ou le “je”, tel qu’il l’introduit dans sa poésie, s’adresse à un porte-parole, le “tu”. Lui seul pourrait être concerné par le pouvoir d’un silence, d’un non-dire. Mais il restreint davantage encore son exercice, en précisant que la bouche désigne l’organe qui parle (c’est son office) ; elle appartient en propre au “tu”. Le “je” défend l’histoire vécue, mais il ne peut pas y être associé directement dans le domaine de la création verbale ; “nous ne le disons pas” prend ainsi son sens sur le fond d’une absence. Seule la bouche du “tu” peut verser le silence dans le verre de la “rose”, à savoir dans le poème qui se compose. La vacuité, au centre du discours, ne fait pas l’objet d’une déclaration commune ; il s’agit d’une nécessité primordiale. L’interruption du silence sera en conséquence d’autant plus amère que la parole, originaire du silence, sera plus précise. Son contenu sera plus concret, plus douloureux. La concentration livre son fond dans la figuration qu’elle suscite.
Dans cette constellation, les chants présentent leur propre élan, c’est leur volonté ; ils ne charrient pas de sourire, ce sont des productions nocturnes qui ne masquent pas leur amertume. L’abîme ne répand pas de lumière. La reprise du refrain (vers 7-8, après 1-2) s’éclaire comme une confirmation : “le veux-tu, toi, ce sera de l’amour - pour nous (réunis), nous n’avons pas lieu de le dire”. Le silence a cette portée.
La transposition se poursuit au vers suivant. L’union s’impose, elle sera dans l’intermittence, se situant entre un instant de silence et un autre, se profilant comme leur production. L’association, le “muet-et-muet”, se laisse interpréter ainsi. Là, peut-être, dans cette actualisation (le “maintenant”, le nunc est ajouté) deux conceptions se rejoignent et s’accordent.
L’arrondi des bouches de Mallarmé n’est pas conservé, mais bien le baiser qui maintenant naît avec éclat du mutisme. On dirait que de la rencontre des désirs, également issus d’un mutisme, également expressifs et érotiques, se dégage, la merveille d’une exaltation, calme et sublimée, sachant retrouver les noms poétiques : le sylphe, le pourpre et l’impérial. Ce serait une concentration incroyable, où l’insondable d’une figure aérienne revêt sa séduction – la splendeur qu’elle suscite. Les mots se condensent, ils culminent ; aussitôt, se divisent et se partagent (en mâles et femelles ?) ; ils entraînent dans leur envol tout une descendance, la foule de petits éléments, tous centrifuges ; la masse tend à s’atomiser et à rejoindre la périphérie. C’est la matière même de l’idiome qui se recompose. L’union s’est dissoute et se propage, se perpétuant dans l’infiniment petit. Ainsi le choix du silence qu’a fait le poète se légitime. Le “tu” s’illustre par sa bouche.

(suite demain)

©Jean Bollack, tous droits réservés

contribution de Tristan Hordé


[1] Les titres "Rondel" I et II ont été introduits par Henri Mondor dans ses éditions. C'est ce que Celan a pu lire. Ils ne se trouvent pas dans l'édition Deman  ni dans le volume de la Pléiade composé par Bertrand Marchal (sans aucun titre). Le rondel avait d'abord pour titre "Chanson" avec la note du poète :" Sur un vers composé par Méry" (voir l'édition Marchal, p. 1474, et un premier état, p. 1210).


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