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Alphabet, de Dorothée Volut (une lecture d'Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

Volut Alphabet de Dorothée Volut qui parait dans la collection publiée par Eric Pesty est, pour adulte, l’équivalent de ce livre à l’usage des enfants contenant les premiers éléments de lecture. On retrouve ici les lettres, les syllabes, les mots perçus par un adulte alphabète s’efforçant de saisir la genèse du plaisir de la lecture et des livres, indissociable d’un sentiment de mal-être qui s’exprime, dès l’ouverture, par une suite de conditionnels « Je pourrais trouver un terrain d’entente avec moi-même ». Ce terrain d’entente, ce sera, finalement, l’espace-temps du livre qui déroule un texte fragmentaire typographié exclusivement en lettres majuscules — qui sont les premières apprises et sues par les enfants. Les mots, ici, sont associés aux plantes et aux fleurs qui poussent dans la serre, c’est-à-dire un espace clos et protégé gardant la chaleur. Des arbres, il est également question, ces derniers figurant l’esquisse d’une syntaxe sur laquelle se distribuent et s’ordonnent les floraisons de sens. Les feuilles mortes enfin, rappellent qu’une langue est précaire, qu’elle peut disparaître, surtout si elle n’a qu’une existence orale : le vent emporte tout, combinaisons de syllabes et inventions sonores, et cet Alphabet le rappelle avec une douceur mélancolique, lui qui donne une nouvelle vie aux lettres grecques dont on voudrait trop rapidement faire des lettres mortes. Les mots grandissent, poussent, se développent, meurent asséchés : ils évoluent dans un décor extérieur, celui du jardin de l’enfance, et de l’admiration pour toutes ces petites choses — graines, brindilles, ramures — qui deviendront grandes. Mais le regard se tourne ensuite vers un espace interne : chambre, lit, sommeil, autant de lieux et de motifs qui mènent au livre, celui lu par les parents avant de dormir, celui dévoré en cachette sous les couvertures, celui désespérément arraché au mutisme de l’insomnie.

Si le je adulte fait le constat d’une impossibilité qui a force de loi — « toucher n’existe pas, toucher n’a pas de lieu » —, celui de l’enfant croit encore pouvoir effleurer la langue de ses cinq sens. C’est avec ses yeux, ses oreilles, avec sa peau, sa bouche, son nez que l’infans entre dans la langue et la pénètre comme un paysage somptueux et fascinant, une contrée au sein de laquelle la parole se délie en une narration merveilleuse, les mots ayant une histoire qui ne demande qu’à se dérouler : « Dis, comment on est passé de compter à conter ? Et pourquoi dans comptine on a gardé le p ? Et c’est quoi la table des marchands où ils recevaient l’argent ? Et pourquoi on compte les fils d’un tissu ? Et pourquoi le dictionnaire il porte le nom de ton père ? Et pourquoi cette encre noire et ce trait fin et la couleur du papier ? Dis, raconte. ».

La première enfance est un paradis perdu, un paradis baigné de mots et de contes, denarrations et d’énigmes que l’adulte ne peut plus percevoir, lui que le temps a alphabétisé. Les souvenirs mènent jusqu’à une scène originaire : celle de l’amour inconditionnel des signes qui, un jour, donneront forme à des mots, celle de la fascination pour des micro-dessins qui ne sont astreints à aucun sens, à aucun « symbole ». Le seul sens des mots indéchiffrables est celui du plaisir qu’ils donnent, du plaisir qu’ils reçoivent, du plaisir qui, ainsi, circule de bouche en bouche : « un monde d’enfance permet d’écrire ». Alphabet rend hommage à ce monde enfoui sous et derrière les lettres, émanations fantasmées d’une fascination qui accepte toutes les nuances, toutes les interprétations, toutes les inventions.

Contribution d’Anne Malaprade

Dorothée Volut
Alphabet
Eric Pesty éditeur, 2008
9 €


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