Magazine Culture

"Pierre Rottenberg : texte-scénique" (un article d'Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

publie en trois fois cet article d'Anne Malaprade sur le poète Pierre Rottenberg. A l'issue de la troisième parution, le fichier pdf de l'ensemble de l'article sera mis à disposition des lecteurs.
Le site publiera demain une note bio-bibliographique et un extrait de l'œuvre de Pierre Rottenberg.

Pierre Rottenberg : texte-scénique

Pierre Rottenberg n'a pas de tombe. Dans l'imaginaire collectif de la communauté poétique, son fantôme erre, ses textes passent et s'épuisent, son nom apparaît et s'abîme dans l'instant même de sa profération. Quand il est évoqué, c'est dans le compagnonnage des écrivains dits telqueliens : associée aux noms de Jacqueline Risset, Marcelin Pleynet, Denis Roche, sa trace laisse une empreinte si fragile que les photos elles-mêmes, reproduites ici et là, n'ont pu capter la lumière de son visage, aimanté de l'intérieur. D'autres fois, il est associé au nom d'Anne-Marie Albiach, sa compagne durant les années soixante-dix. Dans quelques-uns de ses textes, la silhouette de cette dernière fait de brèves apparitions : muse et consœur, poète et inspiratrice, double féminin, son écriture exclusivement poétique peut être à l'origine de méditations en miroir. Ainsi " Le Sacrifice léger, avec un fragment d'Anne-Marie Albiach " et " Vers l'anamnèse " adoptent transitoirement un dispositif autobiographique qui renvoie l'image, trouble et troublée, d'une femme aimée comme un peintre nabis aurait pu la concevoir, aux côtés d'objets signifiants, dans des matières aussi visibles que tactiles (miroir, table d'hôtel, vêtement rayonnant, chair transparente) : " Couleur : bleu et blanc du paquet de cigarette, vert de la tablette et de l'ovale de la glace, couleur végétale de la fleur : dans la glace, inversée, se tient l'écriture au crayon feutre rouge. Seconde description d'A.M. : plans successifs des couleurs. Blanc de ma chemise, elle en arrière - plan à demi masquée, noire de chevelure et dans une robe plus que rouge à points blancs [...] ". Pierre Rottenberg choisit également, dans le chapitre " Un An plus tard " paru dans le recueil collectif . L'histoire secrète de ce couple a une incidence sans doute déterminante dans le devenir d'une écriture qui, ce jour, seule nous retient. Travail de poésie, de relire, huit ans après sa parution au Mercure de France, le livre État d'Anne-Marie Albiach, à la lumière de concepts philosophiques et historiques qu'il emprunte à Héraclite, Hegel, Nietzsche, mais aussi aux poètes et musiciens Mallarmé et Tom Jones. 'Anti-hiérarchique', 'chute noire', 'a priori', 'cogito', 'Réforme' : autant de notions qui articulent des énoncés aussi simplement complexes que " elle l'aime " ou son renversement masculin : " Croisement ; de nos deux pères 'et c'est ce qui donna cette juxtaposition solaire de couleurs'. 'Elle l'aime', cela a signification d'un acte vif au sens de Mallarmé. Sa partition onirique anti-hiérarchique 'privée de médiation' la fait produire un État a priori dans cet état ; elle parle, se formule, très attentivement, très longuement, elle glisse de l'intérieur de sa fourrure pour produire ces larmes, bientôt, en tableau : un soir, elle le troubla si fort que (La Gravida) - 'chute noire' - lui devint un tel intérieur "
Écriture rare, si peu déployée (deux livres, des articles ou textes épars dans Tel Quel, Actuels, Digraphe, Les Cahiers du cinéma, Contre toute attente, Première Livraison, Ubacs, Banana Split, In-Folio, Revue de l'université de Bruxelles, BulletinOrange Export Ltd, deux plaquettes qui reprennent des articles antérieurs) et pourtant d'une intensité qui confine à la douleur : " Affronter - affrontement, le problème est celui de la douleur incessante, multiple qui retrouve son fond à la surface " . Douleur d'écrire et de lire, passion d'une écriture qui souffre d'exiger d'elle-même ce qu'elle ne peut (plus) (s') offrir : le livre, objet d'un renoncement et d'un déplacement dont la violence décisive est sacrificielle. À défaut, donc, l'œuvre désœuvrée se fantasme en scène primitive et primordiale, déployée par flashs successifs et contemporains : chaque page est éblouissement, chaque ligne révélation, chaque parenthèse le nouveau plan d'un Réel en prise avec son Autre, ange-démon dont on ne sait jamais s'il s'acclimate à la nuit ou au jour. Son espace-temps semble en effet conjoindre l'aurore à l'aube.

. Son réel est recueil d'une totalité qui n'existe pas, somme devinée que le sujet continue de fantasmer malgré tous les avertissements que l'expérience lui a imposés. C'est donc au texte d'exposer et de déjouer les pliures du monde : il dépose en effet sous nos yeux aveuglés quelque chose du chaos hallucinatoire qui gît en chacun et fomente le réel dans son assise inatteignable. : une évocation volontaire du passé qui rétablit par l'invention et la fiction ces souvenirs qui ne passent pas, s'accrochant au présent et oblitérant l'avenir, assiégeant le désir en répétitions anxieuses. Texte expeausé, sens rythmique
Les textes de Rottenberg font corps, exposant le sens comme le sacrifice d'une chair qui, tout en restant dans l'ombre, tisse des signes compacts et réservés, alignés en lignes traçant des barbelés auxquels la main, comme l'œil, s'écorche. Le texte s'impose comme un tissu continu, une écharpe couverte de mots dans lesquels on plonge et s'engouffre, le mental aussitôt scarifié par la traversée d'une zone frontière inaltérable et pourtant in(dé)finie. La surface textuelle se déploie en trois dimensions : lire, c'est entrer dans une profondeur, un espace animé par des échos, des redites et des reprises qui laissent place à un rare vide. Cette condensation extrême conduit jusque dans un au-delà sémantique qui n'a rien d'idéal. De l'autre côté, la matière continue son travail de (dé)figuration : les spectres et les ombres pèsent de tout leur poids sur la chaîne des mots. La syntaxe de Rottenberg aime la complexité parce qu'elle articule en champs et contre-champs un réel qui est lui-même entendu comme anthologie. Ce dernier terme revient fréquemment sous la plume de l'écrivain, et il est toujours le fait du monde, jamais, comme on pourrait le présager, celui de l'homme ou du livre : " Son livre manquera profondément du rapport anthologique que le monde est à même d'entretenir " , " En somme, si son livre, à aucun degré, ne peut être anthologique, sa parole dans le monde l'est entièrement "
Le sens, alors, est à entendre comme un horizon, un partage entre l'ici et l'ailleurs, le jour et la nuit, la veille et le sommeil. Il est le produit d'une dialectique qu'aucune synthèse ne vient clore. Son mouvement s'apparente à un siphon qui aspirerait les signifiés dans une jouxte signifiante : les propositions se chevauchent, juxtaposent des énoncés qui dessinent les lignes majeures d'un paysage sensible et d'une rêverie tourmentée. Chaque paragraphe, en effet, est conçu comme un plan d'ensemble que les phrases, les unes après et dans les autres, découpent en autant de plans plus ou moins rapprochés. Certaines parenthèses proposent ainsi des zooms avant et arrière qui font l'appoint ou, au contraire, cadrent le flou, l'encerclent, le mettent à distance : des variations sur un mode mineur ou majeur de ce que l'énoncé premier a dessiné ou tout juste suggéré. Le sens n'existe pas, ou plus : ne subsiste que le désir de fixer la scène de son fantasme, que les motifs, par exemple, des " aiguilles de pin ", des " brindilles ", des " marrons " ou, ailleurs, de la " pluie ", de la " boue " et des " écorces ", d'une " branche " et des " feuilles ", des " cendres " et de la " mer " , évoquent sans jamais le ceindre. D'où ce sentiment permanent, durant la lecture, d'un vacillement maîtrisé, d'un effondrement retenu, les appuis et repères discursifs du texte (conjonctions de coordination, de subordination, connecteurs logiques et argumentatifs) clignotant à vide. Grâce à cette architecture savante le tissu textuel ne craque pas, malgré les tentatives effrontées de le soumettre au feu d'une mémoire passionnée, ce que Rottenberg appelle, lui, " l'anamnèse " . Le sens se dépose, alors, sur le texte-peau comme une ponctuation rythmique qui se calque sur le couple rythmé inspiration/expiration. Sens dont le lecteur saisit le souffle (dont le souffle saisit le lecteur ?) - et non la lettre.
Tissu, texte, peau : ces trois ordres de réalité mettent en œuvre une tactilité et une matérialité sans lesquelles l'écriture ne peut se concevoir. Ainsi la dernière page du Manuscrit de 67 s'achève-t-elle sur une notation qui réalise une équation fantasmée tout au long des fragments qui précèdent : " Pour faire un parchemin de sa peau écorchée il n'est jamais trop tôt. Quelle étrange passion. Mais la raison propose encore l'émotion comme quelque reste anatomique "

Rottenberg emploie rarement le pronom de première personne " je ". Ce dernier, sans doute, maintient l'illusion d'une transparence de soi à soi-même que l'écrivain ne peut admettre. . Plutôt que de recourir à la fiction d'un personnage, ou à l'anonymat de l'indéfini, Rottenberg utilise la figure de l'acteur. Ce dernier est une doublure active, un protagoniste déterminé dont l'ambition est d'agir et de vivre tout en éprouvant, au sein de son être artiste, toutes les modalités du réel théâtralisé. Diderot avait pointé le Paradoxe de l'acteur, fiction d'homme
Le Manuscrit de 67 lui préfère, dans ses premières pages, un " nous " qui semble désigner les nombreuses schizes d'un sujet en proie aux dédoublements et soumis à des disjonctions souvent effrayantes : " Nous cherchons, nous cherchons et nous définissons notre recherche dans l'acte de ce qui Paradoxe sur le comédien ; Rottenberg expérimente l'étrangeté de l'acteur, dont le masque autorise une distanciation le rendant apte à s'aventurer de l'autre côté du miroir. Ainsi l'acteur fronde-t-il les certitudes et l'appréhension intégralement rationnelle de l'univers. Il est celui grâce à qui la nuit s'épanche dans le jour, le vrai dans le faux, celui par lequel la nature se réconcilie avec la culture. L'acteur-emblème permet à Rottenberg de mettre et de revoir à distance celui qu'il croit être, celui que les autres pensent connaître. Jouant dans une pièce tragique, il est confronté à un dilemme qui participe à la fois de l'horreur et de la jouissance : le sentiment aigu d'une existence souffrant la contradiction qu'aucun absolu ne vient panser. Cette contradiction peut prendre des visages variés : elle recouvre l'abîme entre la pratique et l'action révolutionnaires, entre la lecture et l'écriture, entre l'acte et la théorie, l'amour et l'amitié, le rêve et le cauchemar... L'article intitulé " L'Acte pratique révolutionnaire " propose dès son titre un programme de lecture qui dévie, l'action politique se résorbant en une interrogation sur l'acte d'écriture que l'acteur explore avec une audace dialectique : " [...] ainsi l'acteur s'extrait de sa propre nullité, il partage l'abstraction, il ne partage une telle abstraction que parce que, tout en étant proposition multipliée, proposition du multiple, il n'est que le partage encore vécu entre le livre et sa scientificité, entre le livre et la phoné du livre, entre le livre et son indice lexical " glisse de l'autre côté des feuilles (un silence d'un côté, un silence de l'autre et le silence est pour l'un et l'autre silences la matière vivante où se modèle l'acte, tel est l'acte, acte sans nature, sans rien qui l'attache à une naturalité) nous cherchons et puis nous cherchons et nous rangeons une structure nerveuse dans les préliminaires de l'acte révolutionnaire [...] " . Dialectique voyageant de la parole au silence, du geste au signe, de l'intimité à la publicité, du doute à l'expression, du sommeil au rêve : telles sont les contrées que l'acteur traverse et que son être articule dans un corps-à-corps avec le texte.

Dans les dernières pages du Manuscrit de 67, la figure de l'acteur occupe une place centrale. Il apparaît comme un passage dialectique, une cheville de pensée et d'action qui permet l'expression des contraires - ici désignés par le couple affirmation/négation. Il vainc le hasard, mot par mot, au cours d'une représentation conçue comme une cérémonie tenant du théâtre et de la conférence. Son jeu, provoquant un déséquilibre temporel, consiste à ... écrire, mais selon une visée performative qui en fait l'équivalent d'un acte, et gestuel, et verbal. L'acteur écrit ; les contraires, tout en s'animant, trouvent à se résoudre sur une scène intime et pourtant extériorisable, l'infiniment grand rejoignant l'infiniment petit : " L'acteur - passant dans une écriture qu'il n'écrit pas mais qui succède, qui déséquilibre le temps sans négation ni affirmation - l'acteur écrit : sur le fond bleu un garde du palais du shôgun, et ce qu'il écrit vaut en tant qu'apostrophe, lutte directe avec l'affirmation et la négation, autrement dit retournées, devant radicalement se vivre à ce moment au contact de cette nuit bleue, glacée, pleine d'étoiles. L'acteur remplit son rôle rapidement, devant donc amener affirmation et négation au contact de l'écriture " .

L'autobiographie est un récit impossible qui se résout à la récollection inhabitable de souvenirs-écrans que la langue s'efforce de dérouler dans un temps et un espace à jamais séparés. Enchaînée à elle-même, la mémoire n'est pas capable d'histoires sensées : cependant elle ressasse indéfiniment quelques séquences que l'écrivain-acteur déconstruit en scènes partielles et partiales. Le sujet paraît enfermé à l'extérieur de sa propre mémoire, qui ne cède qu'imparfaitement, lui offrant quelques scènes minimales circonscrites par sa langue. Dans , " , " , " , " , " , " , " . Ces énoncés mystérieux peuvent également apparaître entre guillemets, ou entre crochets : l'essentiel étant de les marquer du sceau d'une étrange exemplarité. Ils fonctionnent comme des amorces narratives ou descriptives, des impératifs catégoriques ou des axiomes, que le sujet cherche à pénétrer ou à encadrer au moyen d'une prose déclinant leurs virtualités éthiques et esthétiques. Le texte se fait ainsi l'écho déplié des choix et des alternatives suggérés par de tels fragments-hiéroglyphes. D'où la multiplicité des connecteurs logiques qui, au cours de la page, analysent et quadrillent ce qui, par essence, échappe à l'appréhension rationnelle. Déductions, inductions, conclusions, raisonnements logiques, parallélismes, hypothèses, concessions : tous les possibles logiques et mathématiques s'efforcent de préserver l'intégralité des fictions contingentes à ces affirmations oraculaires. Le squelette du texte de Rottenberg emprunte alors à la rigueur mathématique : il ne cesse de disposer le souvenir comme une formule que la prose dénouerait en démultipliant ses approches. Chaque phrase, chaque proposition s'entend comme une tentative de clarification qui vise à désamorcer la brutalité frontale de ces maximes provocatrices. Entre sommeil et veille : la mémoire, à vif (vies antérieures, vies parallèles)
Le Manuscrit de 67, le matériau élémentaire de ces souvenirs iconiques ou verbaux est retranscrit par des italiques, qui soulignent ainsi la teneur particulièrement dense de fragments originels que ce livre tente de faire parler : " stupéfaction rapide et Je trouve les chevaux sur la montagne Qui regarde, plie les traits de ses yeux au mouvement nocturne du vin voit l'exercice de sa langue, voit se déplier et l'intervalle vital nécessaire à la l'impression générale serait celle d'une catastrophe - retour - événement décisif et funeste - événement dénouant l'action " les traits des bonzes à la tête rasée, tenant d'une main une pierre et de l'autre un bâton orné d'anneaux de métal " la mort a lieu dans la chambre - l'interdiction de sortir de la chambre "
A suivre demain
vie " se replier les effets de la tête d'arhat " blanche ", " ils marchent rapidement sous la pluie " massive ", " piétinement des chevaux " la robe rouge dans l'herbe tandis que la pluie tombe "


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines