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Anne-Christine Tinel, Tunis, par hasard

Par Angèle Paoli
Anne-Christine Tinel, Tunis, par hasard,
Collection Éclats de vie, Elyzad, 2008.


Sa vie d'épouse résignée
Source


« JE SUIS UNE ÉTRANGÈRE, IRRÉMÉDIABLEMENT »

   Elle reçoit de France des lettres qu’elle n’ouvre pas. Qu’elle ne veut pas ouvrir de peur que le passé ne l’entraîne dans l’abîme. C’est pour fuir un passé à vif et oublier la tragédie qu’elle a vécue là-bas, qu’elle, la jeune femme, s’est envolée pour Tunis. Un jour de septembre 2002. Elle, l'étrangère, l'exilée, elle est aussi la narratrice du récit. Celle qui dit « je » dans l’histoire écrite par Anne-Christine Tinel. Tunis, par hasard. Jusqu'au moment où le « tu » du récit de Farah prend provisoirement le relais pour s'emboiter dans celui de son amie française. Elle, la jolie française, a choisi Tunis sans trop savoir pourquoi. Sans doute pour que le rêve de son enfance algérienne lui soit rendu. C’est donc dans cette ville qu’elle s’est installée, avec son enfant. C’est là qu’elle tente de réapprendre à vivre, sans penser et sans souffrir.

  Peu à peu, pourtant, au fil des jours, entre temps et distance, par petites touches allusives, le drame laissé derrière elle ressurgit, qui livre ses secrets et sa douleur intacte. La fuite n’est-elle pas un leurre ? Peut-on se sauver de soi dans l’oubli du passé ? Le temps passe, les lettres continuent d’arriver et de s’amonceler. La destinataire s’obstine à ne pas les lire et à verrouiller son histoire.

   Pour la jeune exilée, seul compte le bonheur de l’enfant, qui se noue entre école et plage, promenades le long de la mer et jeux avec les enfants de son âge. La vie prend forme malgré tout, qui tisse ses ramifications à partir du parfum « palpitant » du jasmin, des rumeurs de la ville, de ses rythmes, de ses rencontres, de ses découvertes et de ses déconvenues. Et s’enrichit d’observations et de réflexions : « je pensais naïvement que le langage du corps, dans le désir, était universel ; et voilà qu’on fait l’amour avec les préjugés de sa culture encore davantage qu’on ne pense avec eux ». La jeune femme interroge le regard que les Tunisiens portent sur elle ou celui qu’elle-même porte sur les hommes qui la dévisagent ; elle analyse les fluctuations entre Orient et Occident, l’équilibre fragile de leurs rapports ; les stratégies qu’elle-même met en place pour satisfaire son désir d'intégration. Mais l’intégration, cette « obsession » qui la taraude, n'est-elle pas un autre leurre ? Même lorsqu'elle croit s’en approcher , elle ne peut s'empêcher de penser : « Je suis une étrangère, irrémédiablement ».

   C'est dans la troisième partie de son histoire (le récit comporte quatre chapitres inscrits entre un texte introductif ― Seule dans la coulisse des travaux et des jours ― et un texte conclusif ― Le large magnifique de la vie qui s'ouvre à moi ― que la narratrice devient « dépendante » de Farah, puis, un peu plus tard, de l'histoire qu'elle lui livre. Une histoire recomposée à partir des récits de cette femme magnifique qui porte en elle les marques de blessures inguérissables. Farah, dont elle découvre les talents de transgression et, sous les masques de la « double vie », les drames qui l’ont progressivement engendrée. Avec Farah qui la fascine, la narratrice pénètre dans les secrets du monde oriental et découvre les arcanes complexes des liens obscurs que nouent entre eux Orientaux et Occidentaux. Le récit de Farah fait son chemin dans les fibres de la narratrice, la tire de son anorexie sensuelle, de son renoncement à vivre. Les lettres closes sont toujours là, que la narratrice se décide enfin à ouvrir et à lire. Le passé n'est plus un obstacle, l'avenir est enfin possible.

  « Quand irons-nous courir sur les rochers, à regarder grouiller les trous du jusant ; quand regarderons-nous encore, émerveillés, le miroitement que laisse dans le marnage la multitude des ruisseaux de mer constellés d'algues et de coquillages minuscules... », écrit la narratrice dans la lettre d'amour qu'elle adresse à celui qu'elle s'apprête à rejoindre, de l'autre côté de la Méditerranée. Car l'urgence du retour s'impose soudain dans la clarté.

  Récit de la rupture et de l'impossible oubli, Tunis, par hasard devient peu à peu un récit polyphonique où les voix tissées par les femmes se mêlent aux accents de la ville. Un récit dans lequel la poésie des gestes et des rituels l'emporte, du moins pour la narratrice, sur la gravité des échanges et des vies. Et se clôt sur l'évidence de l'amour.

   « J'accorde aux évidences le droit sacré de m'imposer le bonheur, coûte que coûte. » Son destin se sépare inexorablement de celui de son amie Farah. Quant à Farah, il ne lui reste qu'à s'accomplir dans sa vie d'épouse résignée.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Anne-Christine Tinel, Tunis, par hasard


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