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La Traversée nue, de Bruno Krebs (une lecture d'Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

Krebs Bruno Après Bill Evans Live, portrait du génial pianiste éperdu lors de ses derniers concerts, Bruno Krebs renoue avec cet onirisme poétique très particulier qui caractérisait ses volumes de « récits », depuis Raison perdue (Deyrolle éditeur, 1996). Au fil des livres, Dans la nuit des chevaux, La mer du Japon, Chute libre (tous trois chez L’Arpenteur, 2003, 2004, 2005) c’est à la fois un univers imaginaire qui se développe et une écriture qui varie sans rupture nette. Le passage du sous-titre « récits » à celui de « fragments » dénote peut-être seulement dans ce livre un moindre souci de montage, de classement, d’ordonnance. Les séquences se suivent sans ordre saisissable, avec toute l’incohérence qu’il peut y avoir d’un rêve à un autre. On peut passer sans difficulté d’un paysage marin à une réception chez la reine d’Angleterre ! L’unité de l’ensemble est celle du rêveur, avec certains motifs récurrents : être pris dans le brouillard, devoir prendre un train mais sans savoir l’heure ou la destination, chuter ou s’envoler, être nu dans la ville, marcher avec difficulté… On entre dans un monde flottant qui, d’une page l’autre, peut basculer du plaisir à l’angoisse. Le principe de causalité n’a plus vraiment cours, les repères deviennent flous, mais tout l’art de Krebs est de raconter de manière égale, sur un ton souriant, des événements impossibles. On ne ressent pas de malaise à la lecture, on perd simplement pied, progressivement, entraîné par ce vers libre prosé d’un rythme paisible, régulier. Il faudrait aussi parler de l’élégance de l’humour chez Krebs : même dans certaines séquences où l’à-vif de la perte est tout à fait sensible, il est saisi comme à distance, avec une sorte de sourire désenchanté :

« Quelquefois je ne dis rien / Pas que je n’aie rien à dire, mais plutôt par goût subit du silence / C’est bien aussi n’est-ce pas se taire – comme là / Ce n’est pas parler pour ne rien dire / On peut très bien écrire en silence – il suffit d’habiller les mots de silence, en silence, de les planter dans un paysage vide et silencieux / Cela dit je sais ce que je dirais, si je voulais le dire / D’ailleurs je ne le dirais pas – je le crierais / Je crierais : reviens / Je crierais reviens sachant qu’il est trop tard - / infiniment trop tard / Je crierais cela  sachant qu’elle est trop loin pour m’entendre, que même si elle m’entendait elle s’arrêterait peut-être, un instant, au son du cri, mais ne reviendrait pas / Jamais elle ne revient / En ce cas précis moins que jamais  » (p. 61)

Ou bien la situation est tellement cocasse, farfelue, que l’on songe à Max Jacob, ou à Michaux :

« Vous savez, je connais Chirac / Rien de véritablement intime, certes / mais parmi la poignée de fidèles qui très discrètement l’entourent et le protègent, il m’arrive de m’inclure /Je dois ce privilège à un médecin commun , le docteur Daniel (on l’appelle ainsi, docteur Daniel ) / Un type très fort, qui soigne quantité de maladies généralement graves – quelqu’un qu’on écoute volontiers, et dont on a tout intérêt à suivre les judicieux conseils / J’ignore comment leur est venue cette idée d’allocution télévisée, enregistrée en différé dans la maison de campagne du Président, mais je sens la main du docteur Daniel derrière l’organisation minutieuse, l’ambiance feutrée, quasi religieuse, qui a entouré les préparatifs – et d’ailleurs je ne vois pas qui d’autre aurait pu convaincre Jacques d’apparaître à l’écran après plusieurs mois de retraite et de silence complets / Comme toujours tiraillé entre des pulsions contradictoires, le Président souhaitait à la fois une mise en scène style conférence de presse, mais sans questions ni contacts directs avec une presse dont il pensait le plus grand mal, voire pis encore (…) » (p. 46)

Et le récit se poursuit sur ce ton enjoué, naturel de la conversation entre amis, comme si le narrateur n’avait aucune conscience du caractère loufoque de ce qu’il raconte. Alors, récits de rêves ? Journal d’un rêveur ? Je ne sais si ces termes conviennent pour cette entreprise hors-normes. A la différence de Nerval dans Aurélia, où la frontière entre imaginaire et réel devient poreuse et par là dramatique, ici, dès la première page, on bascule dans le rêve sans que l’on retrouve jamais la réalité rugueuse. Krebs propose un voyage non pas sans fin (chaque rêve se clôt, le livre se ferme) mais sans retour, dans une sorte de totale autonomie de l’imaginaire. Et l’on reste frappé par la sensualité précise, presque filmique, des descriptions, de paysages notamment :

« On n’écrit rien  quand on n’a rien / Que du vent / Vent sur la pente / les pentes et les à-plats verts / un peu plus verts avec le vent / le vert fonce / se couche doucement fait de la soie / sous le ciel gris un peu bleu / à peine bleu qui s’efface / quand le ciel s’assombrit / quand le vent vente, exploite les pentes / dévale, remonte les pentes / fines, fragiles clôtures – haies de bruyères / le vert bronze et la mer loin / juste son creux dans le ciel / creux d’acier doux / ici le vent plus doux encore / et le velours vert des landes / lèche les nuages / leurs eaux claires  » (p. 129)

Pour conclure sur ce livre d’une complexité simple et tout en tensions malignes, je voudrais citer ce passage, le seul en italiques dans l’ouvrage, et seul affleurement de la conscience réflexive, au détour d’un rêve angoissé :

« (C’est une histoire d’animal – après il y en a une autre, mais je ne sais pas si je vais la dire – je l’ai écrite, mais j’ai le choix – je suis libre – celle-ci également je pourrais ne pas la dire – je ne la trouve pas bien intéressante, et les choses en général que j’écris me semblent de moins en moins intéressantes, avec le temps – simplement, je ne peux pas ne rien dire – ce serait comme retomber en enfance, en très petite enfance – quand ils m’avaient mis en prison, entre des murs, et m’avaient muré le corps dans du plâtre – quand les bonnes sœurs chuchotaient en silence, et qu’on ne sentait pas la mer pourtant c’était le bord de mer, mais je ne sentais rien ne voyait ne bougeait pas non plus, huit mois, neuf mois, c’est très vague, très vite c’est devenu vague, personne que moi et toute une vie pour me rappeler, très vaguement, pas les détails, mais les secrets, les plus vieux secrets souvenirs, savoir de quoi, pourquoi je parle - ) » (p.52)

 

Il est temps de lire Bruno Krebs, pas seulement ce livre, pas dans une démarche analytique ou de simple curiosité post-surréaliste, mais parce que cette œuvre s’impose autant par la constance de ses choix littéraires que par sa radicale étrangeté.

Contribution d’Antoine Emaz

Bruno Krebs
La traversée nue
L’Arpenteur – Gallimard, 2009
155 p. – 18 €
sur le site Place des Libraires


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