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27 février 1942/Etty Hillesum, Une vie bouleversée

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


EN FAIT JE N’AI PAS PEUR POURTANT JE NE SUIS PAS BRAVE

Vendredi 27 février, 10 heures du matin.

   [...] L'homme forge son destin de l'intérieur, voilà une affirmation bien téméraire. En revanche, l'homme est libre de choisir l'accueil qu'il fera en lui-même à ce destin. On ne connaît pas la vie de quelqu'un si l'on n'en sait que les événements extérieurs. Pour connaître la vie de quelqu'un, il faut connaître ses rêves, ses rapports avec ses parents, ses états d'âme, ses désillusions, sa maladie et sa mort.
   [...] Nous étions là de bonne heure, mercredi matin, tout un groupe réuni dans les locaux de la Gestapo, et les événements de nos vies étaient à cet instant précis exactement les mêmes. Nous étions tous dans la même pièce, les interrogateurs retranchés derrière leurs bureaux, et les interrogés. Ce qui distinguait toutes ces vies entre elles, c'était l'attitude intérieure de chacun. L’œil était immédiatement attiré par un jeune homme qui faisait les cent pas, l'air mécontent (et ne cherchant nullement à dissimuler ce mécontentement), traqué et tourmenté. Tout à fait intéressant à observer. Tous les prétextes lui étaient bons pour abrutir de cris ces malheureux Juifs : « Pas de mains dans les poches! », etc. Il me paraissait plus à plaindre que ceux qu'il apostrophait ainsi, et ces derniers ne l'étaient d'ailleurs que dans la mesure où ils avaient peur. Quand ce fut mon tour de passer à son bureau, il me lança en rugissant : « Qu'est-ce que vous pouvez bien trouver de risible ici? » J'avais envie de lui répondre: « Á part vous, rien ! » mais des considérations diplomatiques me firent juger préférable de ravaler cette réplique. « Vous n'arrêtez pas de rire! » rugit-il encore. Et moi, de mon air le plus innocent : « Je ne m'en rends pas du tout compte, c'est mon expression habituelle. » Et lui : « Ne faites pas l'idiote et sortez immédiatement! », le tout assorti d'une mimique qui signifiait : « On se retrouvera ! » C'était probablement le moment psychologique où j'aurais dû mourir de frayeur, mais j'ai tout de suite percé à jour son truc.
   En fait, je n'ai pas peur. Pourtant je ne suis pas brave mais j'ai le sentiment d'avoir toujours affaire à des hommes, et la volonté de comprendre autant que je le pourrai le comportement de tout un chacun. C'était cela qui donnait à cette matinée sa valeur historique : non pas de subir les rugissements d'un misérable gestapiste, mais bien d'avoir pitié de lui au lieu de m'indigner, et d'avoir envie de lui demander: « As-tu donc eu une enfance aussi malheureuse, ou bien est-ce que ta fiancée est partie avec un autre? » Il avait l'air tourmenté et traqué, mais aussi, je dois le dire, très désagréable et très mou. J'aurais voulu commencer tout de suite un traitement psychologique, sachant parfaitement que ces garçons sont à plaindre tant qu'ils ne peuvent faire de mal, mais terriblement dangereux, et à éliminer, quand on les lâche comme des fauves sur l'humanité. Ce qui est criminel, c'est le système qui utilise des types comme ça.
   Autre leçon de cette matinée : la sensation très nette qu'en dépit de toutes les souffrances infligées et de toutes les injustices commises, je ne parviens pas à haïr les hommes. Et que toutes les horreurs et les atrocités perpétrées ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure à nous, mais qu'elles sont toutes proches de nous et émanent de nous-mêmes, êtres humains. Elles me sont ainsi plus familières et moins effrayantes. L'effrayant, c'est que des systèmes, en se développant, dépassent les hommes et les empoignent dans leur poigne satanique, leurs auteurs aussi bien que leurs victimes, de même que de grands édifices ou des tours, pourtant bâtis par la main de l'homme, s'élèvent au-dessus de nous, nous dominent et peuvent s'écrouler sur nous et nous ensevelir.

Etty Hillesum, Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork, Éditions du Seuil, 1995, pp. 105-106-107.


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