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Un entretien avec Pierre Bergounioux, par Tristan Hordé, suite (2)

Par Florence Trocmé

suite de l’entretien de Tristan Hordé avec Pierre Bergounioux dont la publication a commencé hier sur le site :

P_bergounioux_ph_ch_copie Tristan Hordé : Donc, comme tu l’as souvent dit, connaître cette expérience supposait l’exil.

Pierre Bergounioux : C’est le prix à payer. Partir, c’est mourir. On voit autre chose, autrement. On se détache de la communauté dont on avait adopté spontanément les procédés - l’Urdoxa, l’Urglaube de Husserl.

T.H. Faire des études, c’est redoubler l’exil.

P.B. Oui, c’est porter dans le deuxième registre, mental, de l’humaine condition, le déplacement tout physique du corps auquel notre âme « est indissolublement jointe ». Les deux opérations ne sont pas nécessairement liées. Ce fut, par exemple, la migration saisonnière des maçons creusois qui, dès la Renaissance, vont s’employer, à la morte-saison, dans le bâtiment, à Paris et regagnent leurs guérets pour les semailles et les moissons. Ils ont édifié la Sorbonne et, en 1900, ils creusaient encore, si l’on peut ainsi parler, les galeries du métro. Mais cet exil était temporaire, donc sans effet. Le revenu qu’ils en tiraient s’ajoutait à celui de leur petite propriété. Ils partaient en bandes, se regroupaient dans les mêmes galetas, travaillaient comme des esclaves, n’avaient pas de rapport avec les indigènes au parler pointu qu’ils croisaient dans les rues. Ce compromis tranché entre la campagne et la grande cité, le travail de la terre en faire-valoir direct et le salariat ouvrier, la culture – ou l’inculture – rustique et l’esprit supérieurement délié de la capitale, a duré longtemps. Et puis le pays s’est engagé dans la modernisation. Ce fut la fin des terroirs. La génération de l’après-guerre, à laquelle j’appartiens, a pris à son tour le chemin de la ville mais ce fut pour s’y établir et n’en plus revenir. Plus question, alors, de garder ses distances, de rester soi-même, fermé, fidèle illettré, grégaire et peu coiffé, dans le quatorzième arrondissement, au sud de Paris, pour se sentir moins loin de sa petite patrie. Si c’est le restant de notre âge que nous devions passer sur cet illustre pavé, parmi des étrangers, il fallait en apprendre le langage, les usages, s’intégrer, comme on dit. C’est ce que j’ai fait.

T.H. À partir du moment où tu écris, comme tu as commencé à le faire dans les années soixante-dix, que tu sois le fils de tel ou tel, il va y avoir un exil par rapport à d’autres. L’écriture exile.

P.B. Toute conscience est exil. La définition la plus rigoureuse de la pensée est celle, entièrement négative, qu’en a donnée le physiologiste Alexander Bain : « Un geste retenu, une parole ravalée ». Le seul fait de s’établir à part, seul, silencieux, est déjà un acte dissident. On s’exclut de la communauté parlante. On la constitue, par le fait, en objet. Ce dont on participait devient extérieur, étranger. Et alors, on voit, on juge ce qui nous échappait parce qu’on le vivait. Écrire, c’est porter sur le papier nos pensées, leur conférer cette précision, cette cohérence auxquelles l’écriture, seule, permet de parvenir. Chacun, désormais, peut s’adonner, pour son compte propre, à la magie inventée, voilà cinq mille ans, du côté de Sumer et d’Akkad, voir, de ses yeux, les choses immatérielles dont il est obscurément le siège et la source. Mais pareil spectacle a un prix. C’est la sécession, l’absence au monde, la mélancolie. L’existence ne souffre peut-être pas la clarté que la conscience peut y jeter. Elle est colorée d’affects, drue, flottante, entraînante et, comme telle, tolérable. Y faire plus précisément réflexion, c’est se mettre hors jeu, entrer dans le vide et l’absence, « le sombre », dit Hegel, de la pensée. Et rien n’est moins assuré, avec ça, que nous comprenions vraiment de quoi il retournait.

T.H. On en revient à : « Ce n’est pas ça ».

P.B. C’est la clause inique que les dieux jaloux, la marâtre nature ont apposée au bas du papier. La liaison entre l’expérience et l’expression est indéterminée. Notre sens nous fuit. Nous croyons qu’il s’est passé une chose et c’est une autre qui a eu lieu. Celui pour qui nous nous prenons n’est pas celui que nous imaginons. Nous pensons d’un côté, vivons de l’autre et rien ne garantit que nos persévérants efforts pour accorder ces deux ordres, ou ces deux désordres, ait la moindre chance de succès. On est d’autant plus justifié à en douter que l’on quitte le ciel des essences pour le sol raboteux de l’existence. La caractéristique première de mon expérience, c’est sa relégation périphérique, le silence stuporeux assorti aux départements ruraux les plus pauvres. Le monde, du moins en France, existe deux fois, en tant que tel et puis dans le reflet que lui a tendu la littérature. Seulement, ce reflet est déformant, lacunaire. Depuis cinq siècles qu’elle accompagne notre aventure, la littérature n’a retenu des hommes, des endroits, que ceux qui étaient puissants, centraux, dominants, les autres dédaignés, oubliés. Qu’ils appartiennent à la noblesse ou à la bourgeoisie, qu’ils vivent de leurs rentes ou soient pensionnés par le roi, les écrivains, successivement, tendent un complaisant miroir à l’aristocratie de cour, relatent les initiatives des capitaines d’industrie, des financiers, des ambitieux qui sont devenus les nouveaux maîtres, après la Révolution, dans les rues, les bureaux, les boudoirs de la grande ville.
Leroi-Gourhan, dans Le Geste et la parole, a reproduit la projection cérébrale de la machine corporelle. L’homme, à son insu, porte, gravé dans son cortex, un double proprement monstrueux, un gnome au corps atrophié, main exceptée, au visage énorme, aux lèvres distendues, les organes de la phonation, larynx et pharynx, arrachés, projetés hors de lui, en avant. La littérature ressemble à cette figure secrète, directrice. La partie du corps social qui produit, aux champs, à l’usine, à l’écart, est représentée, lorsqu’elle l’est, de façon tronquée, grotesque. Ses simplicités, sa brutalité, ses dialectes servent de repoussoir aux manières orthodoxes de penser, de vouloir, de parler. Ils font rire. Ce sont l’ « escholier lymosin » et Pourceaugnac, deux de mes lointains compatriotes, George Dandin, les animaux noircis par le soleil que La Bruyère feint de voir, courbés sur le sillon, les paysans rapaces de Balzac, les rustres de Zola.
Lorsqu’on élève la prétention légèrement criminelle de reprendre son sens des mains de la caste étroite, hautaine qui en a eu le monopole dès l’origine, il faut d’abord se rappeler quelle elle fut et ce qu’elle a dit – quand elle ne l’a pas tu – de ceux en qui nous avons eu nos vies antérieures, été, dans la grande temporalité.
Nous sommes les premiers parce que nous sommes les derniers. La société agraire traditionnelle est morte lorsque nous commencions à respirer. Nous avons bénéficié du premier des biens, qui est le loisir studieux, fréquenté l’école, consulté des livres dont nul, dans nos lignées, ne soupçonnait l’existence, quitté les cantons perdus qui limitaient, depuis la nuit des âges, notre horizon. Nous nous sommes enhardis à balbutier ce qui nous concernait, au lieu d’en abandonner le soin à des tiers qui avaient l’usage du français, du beau langage mais qui, par la force des choses, ne savaient pas de quoi ils parlaient, n’ayant jamais quitté leur bureau, leur salon, les beaux quartiers.
Nous sommes des tard-venus dans l’univers second, facultatif, limpide, infiniment précieux qui se trouve compris entre les plats de couverture des livres. Nous avons contre nous le passé, les personnages, les objets, les endroits que la littérature a répertoriés, l’avorton dont les organes phonatoires, comme sur l’image corticale, sont extérieurs au corps. L’histoire du monde, qui est celle de la lutte des classes, condamne en principe les gens de ma sorte au silence ou alors au roman régionaliste, à la célébration mystifiée, désuète, d’un mode de production révolu, avec son folklore, sa fausseté. J’ai une certitude négative : « Ce n’est pas ça ». Quant à savoir ce que c’est, la question est ouverte et le risque de se méprendre vertigineux. C’est pour ça, peut-être, qu’on n’est pas gras. Sinon, nous serions charnus et reluisants, contents de nous-mêmes et de tout.
©Pierre Bergounioux et Tristan Hordé, photo de Pierre Bergounioux, ©Chantal Tanet

Début de cet entretien

Pierre Bergounioux dans Poezibao :
Bio-bibliographie de Pierre Bergounioux,
extrait 1,
**recension de École, mission accomplie (par Tristan Hordé),
recension de La Fin du monde en avançant et L’Invention du présent (par Tristan Hordé),
Sidérothérapie, compte rendu par Tristan Hordé

*En librairie le 30 Août
Carnet de notes (1992-2000), 1280 pages, 38 €, isbn : 978-2-86432-504-8
Les Forges de Syam, récit, 96 pages, 5, 80 €
isbn : 978-2-86432-505-5


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