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Leïla Sebbar, Mon cher fils

Publié le 28 mars 2009 par Angèle Paoli
Leïla Sebbar, Mon cher fils,
Éditions Elyzad, Clairefontaine/Tunis, 2009.


AU BOUT DU CHEMIN : GUANTANAMO

   Longue conversation ininterrompue, Mon cher fils est la lettre toujours recommencée d’un père algérien qui tente de renouer le lien avec son fils. Lettre liée à l’oralité de celui qui la dicte et dont le texte écrit suit le rythme, les hésitations, les digressions de la pensée et l’entremêlement des discours. Lettre inaboutie, qui ne partira jamais.

   Renouer-retrouver le fils — préféré parce qu’unique —, telle est la tendre et douloureuse obsession qui habite le vieux chibani, tel est l’unique motif de la rêverie épistolaire qui le conduit chaque jour au rendez-vous avec Alma. Chaque jour l’homme « à la veste bleu de Chine usée » confie ses mots à la jeune fille, écrivain public qui vient le rejoindre à la Grand Poste d’Alger. Chaque jour le père patiemment recompose, avec Alma, à la lueur de questionnements discrets et de mots à demi-retenus, la lettre qu’il cherche à faire parvenir à Tahar. Cent fois dictés, griffonnés, ânonnés, déchiffrés, effacés, les mots font remonter à la surface les souvenirs du passé. Se recompose à travers l’échange entre le vieil homme au regard bleu et la jeune fille « née dans les mots et la voix de la musique arabo-andalouse », le panorama éclaté de la France des travailleurs immigrés issus de la guerre d’Algérie. La France de Boulogne-Billancourt et de la Régie Renault, « grande comme un paquebot de croisière ». Que reste-t-il des années de labeur partagées avec tant d’autres ? Que reste-t-il des luttes qui ont divisé et meurtri ceux qui vivaient dans « le bruit des chaînes et des langues étrangères de l’île Seguin » ? Il ne reste que le nom des amis de là-bas et l’image démantelée d’une usine démontée pièce par pièce, dont lui, le vieux, se refuse à parler. Il reste aussi le souvenir de cette « nuit maudite », dont Alma apporte les photos. La nuit du 17 octobre 1961. De cette nuit terrible, le père a gardé le secret :
   « Mon fils, je n’ai jamais pu lui raconter. Je ne sais pas pourquoi. J’ai tenté plusieurs fois, et il me disait "Ça ne m’intéresse pas, c’est tes histoires et l’Algérie je n’ai pas envie d’en entendre parler, ni la guerre, ni avant la guerre, ni rien." »

   À cette impossibilité à partager les meurtrissures de l’histoire vécue s’ajoute la meurtrissure plus douloureuse encore de l’incapacité du fils à écouter son père et à tenter de le comprendre :
   « La vie c’est le présent et vous, et toi, quelle vie, quel présent ? Ce qu’on nous raconte, tu crois que je n’entends pas, dans les livres aussi, avec Hanna, on a lu tous les livres, peut-être pas tous, mais beaucoup, c’est des histoires, qui les écrit ces histoires, qui écrit cette histoire-là ? ».
   De cette histoire coloniale où le père appartient aux peuples des soumis et des exclus, le fils ne veut plus. Et son rejet sonne comme une coupure définitive, irréversible. Qui livre le père à sa solitude d’homme abandonné de tous. Soliloque incurable que seule Alma peut entendre et recevoir.

   Ainsi se tisse, en arrière-fond de l’histoire du « vieil homme assis, face à la mer », l’histoire de ceux qui, comme lui, sont revenus au pays, emportant avec eux dans le silence de leur tombe et de leur désarroi, les drames vécus jadis de l’autre côté de la Méditerranée et les drames engendrés par les éclats de l’histoire. Blessures qu’aucune parole ne peut apaiser. Au cœur de ce mutisme douloureux, seules les femmes savent. Le fils ne reviendra pas. La prison est l’issue unique réservée au « combattant-ennemi ». Guantanamo est au bout du chemin.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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