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"Citizen Do", de Dominique Fourcade (lecture d'Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

Fourcadecitizendo Quatre syllabes suffisent à dire, peut-être en chantant, le monde, l’individu et le réel, ce dernier étant la condition et la voie du rapport de l’un à l’autre. Quatre syllabes de prose et d’essai qui mènent à ce Do, pur concentré de « son-sens » : Dominique version apocope et, bien sûr, première note de la gamme. Mais ce titre musical est également riche d’une mémoire cinématographique ouverte à l’ailleurs jusque dans les langues : le fantôme et la voix d’Orson Welles sur fond d’Amérique, la langue étrangère dans laquelle il devient tout à coup brutalement évident de rappeler que l’écrivain est au monde, ici, aujourd’hui, et nulle part ailleurs. Ce titre est phare : il est d’abord une formule qui a permis à Dominique Fourcade de comprendre que ce qu’il considérait comme un recueil avait un devenir livre, et, ensuite, il constitue une source lumineuse qui oriente le lecteur vers la question poéthique de l’inscription dans le monde via la langue. Cet intitulé bouscule, met en marche, donne vie donc, à quatre textes orphelins dont la filiation s’impose désormais avec une simplicité coupante.

Livre à l’envers, retourné détourné, qui s’ouvre sur un post-scriptum retraçant les circonstances de la venue au monde de Citizen Do : de découverte du jour en découverte du monde, l’écrivain déplie ce qui a rendu possible un acte-livre, à savoir un livre qui fasse acte de l’imbrication du monde et du moi, un acte qui opère une saisie musicale des mots dans le monde. Une seule longue phrase coule donc de texte en texte, une obsession unique justifie l’écriture comme témoignage et comme prise. Nous, les poètes, nous sommes tous des chiens. Aboyer de nouveau, lécher, « voir nu », même si le livre précédent — éponges modèle 2003 — a temporairement déséquilibré la possibilité d’une ligne. La distinction opérée entre recueil et livre est des plus fines, et souligne que seul le second est une immersion dans un mouvement ordonné de la langue qui en fixe impérativement le sens et l’amplitude. Le livre noie, emporte, mène le tempo, déclenche l’avalanche, fixe les données spatiales et temporelles, articule les sons en syllabes combinées. Il est le lieu d’un contact, le lieu du contact : l’interdit du toucher n’est plus. Il s’agrippe au monde, le tète, s’y attache, et le monde lui fait, en retour, don d’intelligibilité. Le texte quant à lui serait plutôt un îlot lumineux à l’intérieur duquel clignote un faisceau de sens voué à tous vents. Une pépite qui brille, un caillou isolant et isolé.

Les quatre chapitres qui suivent apparaissent alors comme des mises en contact : la peau du livre contre celle du monde, la peau de l’écrivain contre celle des livres et de ceux qui les ont écrits (Char notamment, « Lire sa poésie a été une épreuve de cette vie générale »), peau contre peau, tissu végétal contre tissu animal, tissu céleste contre tissu politique, tissu humain au plus près du tissage d’un sens qui n’est jamais donné d’avance mais que ces partitions induisent comme un possible affleurant au sein de l’expérience et du temps. La langue est une gamme dont les notes sont finies mais les combinaisons inouïes. La musique entraîne le verbe au-delà des mots reconnus : le moindre son est un trésor insensé que le poème articule à une syntaxe elle-même cadencée. « là :/fin des slaloms fluides et amples, chaloupés, en quoi la vie a pu consister, fin des balcons/début de : brutal inskiable jusqu’aux chevilles (de tulipe) ». Et le dernier et bref volet, intitulé « Système pour moi », est un nouveau seuil décidément sens dessous-dessus. Dominique Fourcade a expliqué qu’il avait écrit ce texte en pensant à Gertrud Stein dont la langue-mélodie parcourt elle aussi le monde et le moi. Poussin, Cunningham, Stein : trois étoiles sidérantes comme un triangle de lumière sonore qui dessinerait une arabesque contrariant la mort.

« Système pour moi » : à savoir timbre, résonance, irradiation, intensité, irrigation, ressource, diapason intimes branchés au monde. Les syllabes, enfin, qui, durant toute une partie de sa vie, lui ont été confisquées par les autres, au nom des autres, Dominique Fourcade parvient à les intégrer au réel vertigineux de la littérature. « une chanson (un système) a toujours mal/de sa propre mélodie/même heureuse/une chanteuse ». Au contact des choses, des pesanteurs et des êtres, au plus près des corps en mouvements et en désirs, ces syllabes s’agrègent selon une dynamique sonore qui parvient à une fragile synesthésie : un équilibre fait de sons et de sens, une concentration mélodieuse tout en nuances toniques. Chaque artiste figure un système par lequel il marque son temps et, bien entendu, le temps —, grâce auquel il touche le monde et insuffle aux mots la mosaïque d’une mise au monde singulière. Système fini œuvrant à l’infini, déclenchant un texte, peut-être un jour livre, comme une « immense faiblesse »  au sein d’un « temps sauvage ». « Système pour Saskia », calque et être de la beauté : la circulation des sifflantes devient la plus belle des nuits insondables. Le livre, ainsi, configure l’ouvert : ponts, échos et liens d’un texte à l’autre, équilibre terriblement assuré d’une voix dépliant la seule phrase à l’affût.

Contribution d’Anne Malaprade

Dominique Fourcade, Citizen Do, P.O.L., 2009, 16 €

Écouter l’entretien entre Dominique Fourcade et Jean-Michel Maulpoix dans le cadre du séminaire « Poésie, pour quoi faire ?)


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