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Patrick Da Silva, Demain

Par Angèle Paoli
Patrick Da Silva, Demain,
L’Amourier éditions, Collection Thoth, 2008.


LE TEMPS SOUSTRAIT

   Dernier ouvrage de Patrick Da Silva, Demain rassemble sous son titre dissyllabique deux récits brefs. Va-t’en et Pas à vous. Tous deux tournés vers un futur inconnu mais proche ― demain ―, ces récits qui s’appuient sur l’injonction ou le refus, nécessitent la rapidité, la concision, la tension. C’est sans doute cette tension extrême, mise en valeur par un style nerveux, qui fait le ciment de ces deux nouvelles, réunies sous la même bannière temporelle, Demain. Autre point commun : les deux récits s’organisent autour de deux hommes dont le temps est compté. Le premier est un vieillard sur le point de mourir, le second un condamné à mort.

Va-t’en

   Construit sur le leitmotiv « Va-t’en » et ses variations ― « tu t’en vas »/« allez-vous en » ―, le premier récit met en scène une femme dans la proximité physique avec son vieux père mourant. Dans ce tête-à-tête quotidien et quasi charnel ― rythmé par les massages, les toilettes, les repas, les remèdes ― se noue une relation à vif, relation haine-amour que seul peut prendre en charge le regard distancié d’un narrateur extérieur. Ainsi, à peine franchi le premier paragraphe de l’incipit qui donne la voix première au père ― « Quand j’aurais résolu, tu le fais. Quand j’aurais décidé d’en finir tu me piques… Tu me tueras. Tu dis oui. Tu dis oui maintenant ! Ou alors tu t’en vas » ―, la voix autre glisse dans un jeu d’alternances du « vous » au « elle », du « elle » au « vous » pour laisser se tramer entre père et fille un dialogue muet autour du pacte de mort qui les lie l’un à l’autre. Une mort dont la décision revient au vieillard: « Demain ? Vous avez dit que vous déciderez ! » / « Encore jusqu’à quand ? Demain ? Vous avez dit que vous déciderez. »

   Ainsi se scande le temps de l’attente, dans cette rumination de la mort que le père tarde à se résoudre de convier. D’un bout à l’autre des jours s’étire le temps qui fait remonter à la surface de la vie de la garde-malade les souvenirs d’un passé avec lequel elle croyait avoir depuis longtemps rompu. L’enfance ressurgit, avec sa cohorte d’images liées aux rituels de la vie à la campagne, bras plongeant dans le sang des bêtes ou dans l’eau des lessives battues au bord de la rivière, violences du père et sa beauté aussi, sa beauté surtout, et ses mots : « avec les mots, vous embobiniez, vous humiliez, vous écrasiez les gens », la mort de la mère, passée sous silence et apprise après coup. Affluent aussi les souvenirs récurrents des désirs de meurtre qui jalonnent la vie de l’enfant : « Elle l’a tant voulu. Oui ! Vous tuer, elle l’a tant voulu. »

   Cette mort tant de fois voulue, tant de fois ruminée, méditée, remise et repoussée d’un âge à l’autre, le père convie sa fille à l’exécuter enfin : « Là tu le feras ma fille, pour de bon ! ». Un ordre ultime auquel il n’est pas question de se dérober. Sauf que… « la mort n’est jamais comme… »*. Elle apporte avec elle des images d’autant plus émouvantes et belles qu’elles sont inattendues.

* Note d’AP : cf. Claude Ber : La mort n’est jamais comme, Éditions de L’Amandier, 2008.

Pas à vous

   Le second récit, beaucoup plus complexe que le précédent, parce que s’y entremêlent des dimensions plus philosophiques et plus abstraites, et qu’y sont brouillées les pistes spatio-temporelles, est d’une très grande densité lui aussi. Il livre en pâture au lecteur un homme en proie à un ultime face-à-face avec lui-même. Enfermé dans son cachot « troglodytique », le prisonnier appartient à un temps autre, un temps « déluge » ou « fleuve », indéterminé, impossible à cerner avec clarté. Une sorte d’« éternité ». Mais un temps aussi où la mise à mort est monnaie courante. De quel crime cet homme, offert à la décapitation, est-il accusé ? Les écrits du prisonnier ne le disent pas explicitement mais laissent supposer des délits d’opinion, des prises de position politiques ou religieuses contraires à la doxa prédominante. « Mon peuple m’a condamné. On lui a dévolu ce soin. Mon peuple ! Qu’est-ce à dire ? Ceux qui m’ont acclamé, conspué, m’ont porté sur le trône, ont réclamé ma tête ? » On pense à quelque empereur romain adulé puis trahi, à quelque dévot puissant, suivi puis dénoncé. On peut aussi fugacement penser au Christ.

   Quand le destin se scellera-t-il définitivement ? Demain, sans doute ! Oui, mais lequel ? Un demain qui tarde à venir, sans cesse remis au jour suivant. De jour en jour se renouvelle l’attente dans le monde confiné du cachot. Et pour combler l’attente dans le noir et la réclusion, pour tromper la solitude, se reconduit aussi l’écriture.

   À qui s’adresse le scripteur ? « Pas à vous » annonce elliptiquement le titre. Vous ? Difficile de dire qui désigne ce « vous ». Pas le Dieu omniscient, en tout cas. Ce Dieu n’est pas celui du prisonnier. Il est peut-être celui de l’autre. Mais quel autre ? « Je n’écris à personne » écrit le prisonnier ; ni pour personne : « Je sais d’évidence que tout sera détruit. » Pourtant une femme a été désignée auprès du prisonnier. Progressivement, celle qui est chargée de le garder et d’ordonner à sa nuit s’installe dans sa vie : « ma vie maintenant c’est la vôtre ; Dieu nous garde », dit-elle. Elle devient celle qui recueille ses écrits et le fournit en feuillets vierges. « Et puis elle m’a amené l’encre et le papier ; je suis un luxurieux, j’ai fini par écrire ; je suis un ogre, j’ai fini par manger. » Qu’importe au juste qui elle est – « triste garce » ou « ange gardien » –, elle est femme. Ce qui importe, c’est sa présence. Une présence discrète, qui lave l’écuelle, apporte le bois et alimente le feu. Qui alimente aussi le questionnement du prisonnier, nourrit sa réflexion, la régénère. Le pousse à écrire le silence : « J’ai à nouveau de l’encre et j’écris le silence ou j’entends gargouiller la fontaine ; cela me garde mieux que mes battements de cœur. » Voici désormais le prisonnier « engrossé d’une âme ». C’est à elle désormais qu’il écrit. « Je ne m’adresse plus qu’à toi. Ainsi tu es l’unique. »

   Étrange histoire d’amour et d’écriture que celle qui lie le prisonnier à celle qui le garde. Nourricière silencieuse et inspiratrice dévouée, la femme semble incarner celle sur laquelle l’écrivain aime à se reposer. Et au-delà peut-être, celle dont l’homme cherche à être empli.

   Le diptyque de Patrick Da Silva, Demain, se clôt sur un épilogue à deux temps, mystérieux et poétique. La voix narrative réapparaît, qui replace la femme dans le contexte qui a été le sien dans chacun des récits. Une fois accomplis les rituels de présence et d’offrande, l’amante-prêtresse s’efface, qui ouvre à l’homme prisonnier de lui-même, les voies de l’absolu.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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