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"Les Onze", de Pierre Michon (lecture de Tristan Hordé)

Par Florence Trocmé

Michon onze bonne

  Le dernier récit de Pierre Michon place le peintre et son art au premier plan. Il s’ouvre sur le travail de l’atelier de Tiepolo, le père, qui enseigne « la magie » à son fils Giandomenico, tous juchés sur des échafaudages en haut de l’immense escalier du château de Wurtzbourg. Tiepolo invente pour le plafond une scène qui rassemble les êtres réels accompagnés d’êtres imaginaires, de bêtes et de choses — princes, marchands, esclaves, dieux, putti, nuages. L’un des personnages de la fresque, un page, serait François-Élie Corentin, le peintre des Onze, c’est-à-dire les membres du Comité de Salut Public de l’an II : Robespierre, Couthon, Saint-Just, Collot d'Herbois, Carnot, Jeanbon Saint-André, Robert Lindet, Billaud-Varenne, Barère, Prieur (de la Côte-d'Or), Prieur (de la Marne)1. Le narrateur, qui rapporte l’histoire de Corentin, doute cependant du bien-fondé de l’identification, n’y voyant qu’un archétype : « c’est un page, c’est le page, ce n’est personne ». On l’aurait reconnu dans d’autres tableaux, mais rien n’est sûr et « Le beau portrait indubitable qu’en donna Vincent en 1760 [...] est perdu depuis la Terreur ».

Qui est ce Corentin ? Né en 1730, vivant de commandes sous l’Ancien Régime, il devient avec la République un des assistants de David qui a éliminé tous ses possibles concurrents — le motif du pouvoir apparaît d’emblée, dans le domaine de l’art. C’est par soumission aux puissants du moment et par goût de l’argent qu’il accepte de peindre les Onze. Le tableau se trouve au Louvre, à l’étage du Pavillon de Flore, et Michelet lui consacre douze pages de son Histoire de la Révolution française. Le narrateur multiplie les détails susceptibles de convaincre de la véracité et de l’exactitude de son récit : il établit la généalogie de Corentin, s’attarde sur les faits de son enfance, s’adresse à un interlocuteur (« Monsieur ») qui ne peut être que le lecteur, s’excuse même d’être très précis (« Je me demande, Monsieur, s’il est bien utile de vous raconter cela ») et, s’il a tout vérifié, a également emprunté, évoquant « Les mille biographies dont [il] s’inspire librement ».

Aurait-on encore l’histoire d’un peintre et d’un de ses tableaux, trame déjà utilisée par Pierre Michon ? Oui et non. Deux figures de peintres se partagent le récit dans des positions inversées. Aucun des deux ne choisit le sujet de sa toile, mais Tiepolo peint un plafond, et mêlant réel et imaginaire rassemble ce qui peut, selon les canons d’une époque, dire la louange du commanditaire ; les spectateurs, en nombre restreint, ne peuvent regarder ce qui est peint que dans une attitude soumise : tête renversée. Corentin, seul et non avec un atelier, représente seulement des êtres de chair et d’os, engagés dans la Révolution ; cependant, il a pour obligation de transformer la réalité en mettant en valeur Robespierre par rapport aux autres membres du Comité de Salut public : que celui-ci tombe et l’on insistera sur son exigence d’être grandi sur la toile, qu’il s’impose et l’on montrera la preuve que l’on espérait sa victoire. D’une manière bien différente, l’ambiguïté de l’art est présente chez les deux peintres.
Mais le tableau des Onze n’existe pas, pas plus que le peintre néoclassique Corentin. Michon combine le vrai et le faux de manière à ce que le lecteur ne se soucie pas de vérifier les références données par le narrateur. Qui cherchera la date de naissance de François René Vincent ? Né en 1746, il n’aurait pu faire le portrait de Corentin en 1760... Qui retournera au Louvre, qui relira Michelet ou voudra retrouver à Montargis une esquisse de Géricault ? Etc.

Si le vrai est à trouver, ce n’est pas dans cette vie particulière, mais dans des éléments adjacents et dans les commentaires du narrateur : apparaissent alors des motifs de l’univers de Pierre Michon. Le grand-père de l’imaginaire Corentin, marchand de vin et constructeur d’un canal, laisse une fortune et une fille ; celui qu’elle épouse l’abandonne pour devenir homme de lettres à Paris et lui laisse un garçon qui sera le peintre Corentin. Le grand-père meurt sitôt sa fille conçue et le père de Corentin quitte sa famille : on pourrait dire que cette absence du père, l’un des thèmes les plus récurrents dans l’œuvre, est nécessaire puisque le père est toujours « celui qui parle en votre présence et n’est pas de votre avis ». L’ambition de se vouer à la littérature — ne pas oublier que dix des Onze ont écrit — correspond à un changement de statut de l’écrivain, qui sort alors de la soumission au pouvoir, la littérature étant de plus en plus « une puissante machine à augmenter le bonheur des hommes ». Mais aucun des Onze n’a percé et c’est par leur rôle dans la Révolution qu’ils ont prétendu changer le monde, leur action « peut-être même plus littéraire que toutes les répliques de Shakespeare ».

L’ascension sociale par l’enrichissement passait, comme aujourd’hui, par la violence de l’exploitation des hommes : le canal du grand-père est creusé par des paysans déracinés, des Limousins, « dont le statut et le salaire à peu de choses près étaient ceux des nègres d’Amérique » — certains meurent de fièvre ou se noient dans la boue, peu échappent à leur sort et « tout cela, Monsieur », conclut le narrateur, « au temps de la douceur de vivre ». Il rapporte un propos de Corentin enfant devant ces Limousins : « Ils ne font rien : ils travaillent ». Dans la longue glose qui suit ce "mot", retenons : « On ne saurait mieux [...] illustrer que l’homme individuel est un monstre, comme disaient dans leurs différentes façons Sade et Robespierre. François-Élie fut avec une grande simplicité ce monstre : sa croyance monstrueuse lui donnait plaisir d’être au monde et vigueur en ce monde ; avec cette croyance [...] il a fait l’œuvre qu’on sait ».
Ces hommes du canal mangés par les moustiques voient la mère de Corentin au-dessus d’eux sur la rive qui les regarde ; corps de femme deviné, imaginé et, lecteur, comme eux, « Vous sentez dans vos braies l’émotion immédiate, la divine, l’intense, la seule ? ». Quant à la jeune femme, « privée d’homme », elle les regarde, « l’œil agrandi, les narines ouvertes à l’odeur noire », « odeur de vie grouillante et de carpe mûre » du fleuve. Passages brefs, intenses pour restituer ce que peut être le désir, et l’on se souvient de pages d’un autre récit de Pierre Michon, La Grande Beune.

Ainsi se répondent les motifs du pouvoir, de la création, du travail aliénant et du désir, de l’absence du père et du vide, motifs qui s’entrelacent dans une « grande chorégraphie signifiante »2. Motifs multiples mais inséparables, qui restituent le fait que « Chaque chose réelle existe plusieurs fois, autant de fois peut-être qu’il existe d’individus sur terre ».

Contribution Tristan Hordé

Pierre Michon
Les Onze
éditions Verdier, 2009, 14 €.


1 Le douzième membre nommé par la Convention, Hérault de Séchelles, fut guillotiné le 16 germinal avec Danton.
2 Jean-Pierre Richard, "Arles 1888-1889", dans Chemins de Michon, Verdier Poche, 2008, p. 84.


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LES COMMENTAIRES (1)

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posté le 05 juin à 13:10
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Un texte magnifique, en effet, dont la puissance du souffle nous fait traverser les siècles, depuis le début du 18ème avec l’évocations du peuple travailleurs, travailleurs immigrés du Limousin, esclave de France, travailleurs de la boue et de la pierre, l’ascension sociale, l’histoire et l’Histoire, le tout dans un condensé incroyable d’évocations fortes, intenses, comme la lumière projetée par la lanterne carrée, dans cette église Saint Nicolas, dont on se sent ébloui par la lumière … 150 petites pages, pour un texte qui se déplie à l’infini.

Une oeuvre incroyablement forte, d'autant plus forte qu’elle est condensée, cristallisée, tel un diamant d’énergie en fusion.

Oui, Michon est bien l'alchimiste dont il fait si souvent référence tout au long de cette histoire.

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