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Sophie doit tout faire elle-même

Par Jean-Louis Richard

Sophieblog"Ah si Georges pouvait tenir sa promesse, me décerner le trophée de Patron de l'Année devant cette bande d'imbéciles heureux, ça les calmerait..." Jean-Benoît rêvait dans son bureau présidentiel, au 39ème étage de la tour Swen Games, sans un regard pour les reflets du soleil qui se cachait derrière l'Arche.

"Oui, mais non, avec le résultat du premier semestre en chute, ça passe pas, à moins que je déconsolide ces enfoirés de Games Software, mais les auditeurs vont voir le coup...  j'aurais dû le faire quand Pierre était encore là... bon le mieux c'est que je change l'Audi, ça c'est sûr, le nouveau 4,2 litres de la R8 doit déménager... Florence va encore me traiter de gamin, et alors ? C'est pas avec ses talons aiguilles qu'elle va piloter 420 chevaux, déjà qu'elle sème la terreur avec le moulin à café de sa Mini..."

"Vous semblez inquiet, pourquoi ?"

La voix fit sursauter Jean-Benoît. C'était comme un tourbillon d'eau vive. Devant lui, une petite fille qui pouvait avoir 8 ou 9 ans le fixait. Ses grands yeux bleus l'immobilisaient. Il ouvrit la bouche sans pouvoir articuler. Il eut le temps de penser qu'il venait de faire la plus mauvaise première impression de sa vie sur un visiteur.


"Je vous imaginais plus solide, il parait que vous êtes un tueur en affaires, le vrai est en balade et vous êtes sa doublure ?"

Jean-Benoît rassembla ses esprits. "Attendez, ici c'est moi qui pose les questions, vous êtes quoi et vous voulez qui, je veux dire, vous êtes qui et vous voulez quoi ?"

"Calmez-vous, vous voyez bien qui je suis, ça doit vous arriver de sortir, je suis une petite fille, j'ai moins du quart de votre âge, et, ce que je veux, vous le saurez quand je l'aurai."

"Mais comment vous êtes entrée ici, c'est quand même extraordinaire !"

"Je suis entrée par la grande porte en bas, j'ai expliqué que je devais vous voir, vous n'imaginez pas l'effet de votre nom. Arrivée ici j'ai raconté à vos assistantes pourquoi j'étais venue, et j'ai demandé à rester seule avec vous. La plus âgée m'a offert un excellent caramel mou, puis elle a décidé que ça ne pouvait pas vous faire de mal. Vous étiez dans la Lune , j'ai attendu un bon quart d'heure, et nous voilà au travail."

"Au travail, comment ça, vous plaisantez ?"

"Ce n'est pas votre lieu de travail, ici ?"

"Euh, on va tout reprendre à zéro Miss Culot, d'abord comment t'appelles-tu ?"

"Moi c'est Sophie, vous pouvez me tutoyer, j'adore les hommes d'affaires avec un bureau dans le ciel comme celui-ci. Vous, je sais, c'est Jean-Benoît. Bon, c'est pas que je m'ennuie, mais je dois repartir dans une demi-heure."

Jean-Benoît crut qu'il allait s'étouffer. Une demi-heure, et puis quoi encore, lui qui accordait 10 minutes à ses plus proches collaborateurs. "Ecoute, euh, ton nom c'est Sophie, c'est bien ça ? Maintenant dehors, allez, ouste, j'ai à faire."

"Votre agenda est vide pour le reste de l'après-midi, tout ce que vous avez à faire, c'est discuter une demi-heure avec moi."

Là, c'était trop. Jean-Benoît décrocha son téléphone. Sophie secouait la tête, ses longs cheveux en profitaient pour imprégner leur nouvel espace.

"Si vous me cherchez, vous allez être surpris de ce que vous allez trouver."'

"Ah oui, et comment vas-tu t'y prendre MA-DE-MOI-ZELLE-CASSE-BON-BON ?"

"Ca fait vingt minutes que nous sommes seuls dans votre bureau, maintenant un geste et je sors en hurlant à l'agression. J'imagine déjà les titres dans les journaux demain matin."

Jean-Benoît recula, dans les cordes. Collé au regard de son intruse, il reposa son téléphone avec les précautions d'un démineur dans un hall de gare. Elle semblait capable de le faire et atteindrait la porte avant lui. Florence lui arracherait les yeux avant qu'il puisse s'expliquer. Il était sidéré d'un tel aplomb. A la réflexion, rien d'urgent n'attendait et cette peste en cheveux n'allait pas le manger, il en avait vu d'autres.

"D'accord Sophie. Je t'écoute."

"Merci. Qu'est-ce qui vous rend inquiet ?"

"Inquiet, moi ? Ah oui, c'est ce qu'il t'a semblé quand tu es rentrée. Peut-être que je me faisais un peu de souci avec les résultats de ma filiale Games Software. Ces imbéciles me plombent l'exercice, et je n'avais franchement pas besoin de ce nouveau problème."

"Je ne suis pas sûre de bien comprendre, c'est chez vous, Software ?"

"Oui, c'est bien le problème, leurs fichus résultats mangent mes bénéfices sur le reste, tu comprends ?"

"Pas encore. J'ai lu votre parcours sur Internet. Vous dirigez Swen Games depuis que le fondateur de Swen Corp, le vieux Swen en personne, l'a séparée pour la coter en bourse en vous plaçant à sa tête, c'est bien ça ?"

"Oui, c'était en 2002, je l'avais bien aidé le vieux, je visais sa place, il l'a donnée à mon rival Charles, mais il a été chic avec moi !"

"Et Games Software, c'est  le résultat de la fusion de vos activités de logiciels avec le rachat de votre concurrent indien Tata Software."

"Ecoute, je ne vois pas où tu veux en venir, tu ne vas pas me faire la leçon, j'en ai plein ce placard, des rapports d'audit, et des meilleurs, McKinsey, CSC Peat Marwick, Boston..."

"Tout ce que je constate, c'est que ce n'est pas un problème."

"???"

"Ben oui, Games Software c'est le résultat de vos choix depuis cinq ans. Personne ne vous a forcé à réaliser autre chose que vos désirs là-dedans. Ca mange comme vous dites vos bénéfices, d'ailleurs pas vraiment à vous, mais ce n'est pas un problème."

"Euh, redis-moi ça, Sophie ?"

"Un problème, pour moi, c'est un écart inexpliqué entre deux situations bien réelles. Par exemple, vous descendez au parking, vous montez dans votre Audi... à ce propos, vous avez vu la nouvelle R8, ça conviendrait pas mieux à votre standing ?"

Jean-Benoît ne put réprimer un sursaut. "Oui, c'est pas le sujet, continue"

"Donc, je disais, vous montez dans votre A8, vous appuyez sur le bouton rouge du démarreur, rien ne se passe."

"Oui, j'ai peut-être laissé la clef dans une autre veste, ça m'arrive..."

"Non, non, pour que ce soit un problème, il faut que l'Audi d'à côté, dans la même situation, la clé dans l'habitacle, le réservoir rempli de la même façon, la batterie tout aussi chargée, démarre au quart de tour, et la vôtre, rien."

"Tu veux dire que le problème c'est de trouver la différence entre les deux Audi qui fait que l'une démarre, l'autre pas, alors qu'elles paraissent équivalentes ?"

"Oui, c'est ça, un problème c'est quand vous négligez un aspect de la réalité et que cela distingue le cours des évènements d'une autre réalité observable."

"Ah, mais ma filiale Games Software, elle fait des déficits dans un métier où d'autres font du bénéfice, c'est ça mon problème !"

"Tout ce que je vois, moi, c'est que Games Software fait comme vous vous êtes arrangé depuis cinq ans pour qu'elle fasse. N'importe quelle autre entreprise placée sous le même leadership depuis cinq ans, et les professionnels de Tata n'étaient pas des perdreaux de l'année, ferait aujourd'hui les mêmes pertes. Donc votre Audi démarre pas, mais après les réparations que vous avez réalisées dessus, n'importe quelle Audi refuserait aussi de démarrer. C'est pas un problème."

Jean-Benoît commençait à trouver que Sophie poussait le bouchon. Il y avait pourtant du bon sens dans ce qu'elle disait. "Et c'est quoi alors, MES pertes dans Software ?"

"C'est peut-être votre façon de vous distinguer du grand Swen, ou bien votre incapacité à réussir dans ce nouveau métier, dans tous les cas c'est un écart entre la réalité et certains de vos désirs, et sans doute pas TOUS vos désirs. Ca n'engage donc que vous, et si vous ne savez pas comment résorber cette faille entre vous et vous, les meilleurs consultants du monde n'y pourront rien."

Le grand patron de Swen Games, qui se voyait quelques minutes plus tôt Patron de l'Année, accusait le coup. Un bip bip le tira de ses réflexions. Sophie se leva.

"C'est l'heure, je dois vous quitter, et je n'ai pas encore abordé ce qui me tenait à coeur auprès de vous. Me permettez-vous de revenir vous voir ?"

"Bien sûr Sophie, je peux te proposer par exemple jeudi ou le mardi d'après..."

"Non, je ferai comme aujourd'hui, je viendrai. A très vite."

Lorsque Jean-Benoît leva le nez de son organiseur, il ne restait plus rien de la présence de Sophie. Il respira profondément, cherchant le parfum de ses cheveux, rien ne vint. Avait-il rêvé ?

Il se leva, tata sa poche, la clé de sa voiture y était. Son assistante l'attendait. Il échangea un regard avec elle, sans rien dire. Elle souriait. Il esquissa un sourire à son tour. "Bonsoir Sophie"... "Bonsoir Monsieur, n'oubliez pas le rendez-vous au Meurice demain à 9h".

Il ouvrit l'Audi en grommelant "Sophie, Sophie, j'aurais dû me méfier... Florence ne va jamais me croire, non, surtout ne pas lui en parler, elle va me trouver naïf, attendons la suite".


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