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"Plis de pensée", de Flavio Ermini (lecture d'Alessandro De Francesco)

Par Florence Trocmé

Ermini, Plis de pensée Plis de pensée est le premier livre que Flavio Ermini publie en France. Poète, essayiste, éditeur, Flavio Ermini (Vérone, Italie, 1947) dirige la célèbre revue Anterem, fondée en 1976 avec Silvano Martini, ainsi que la maison d’édition du même nom.
Plis de pensée, paru en édition bilingue dans la prestigieuse collection Poésie de Champ Social, accompagné de l’élégante traduction de François Bruzzo et d’une belle préface de Franc Ducros, est un texte intense, qui donne la possibilité aux lecteurs français de plonger dans l’espace poétique et conceptuel au sein duquel se déploie l’écriture d’Ermini.
Par ailleurs, les lecteurs qui ont suivi le parcours de Anterem savent la place qui y est accordée aux auteurs français : à Franc Ducros lui-même, à René Char, André Du Bouchet, Yves Bonnefoy, Jacques Roubaud, Jean-Marie Gleize, etc. Or, cet héritage français nourrit l’écriture d’Ermini. On le perçoit bien dans certains passages de Plis de pensée, tels que l’extrait suivant, où les thèmes de la pierre et de la bouche, en dialogue avec la poésie d’Yves Bonnefoy, se situent dans un imaginaire abstrait et ineffable où l’on perçoit la “raréfaction” spatiale et linguistique propre à des nombreuses pages d’André Du Bouchet :

quando tra l’indice e la bocca un’altra ombra appare nulla ne condiziona la forma. Divisa in parti uguali la pietra rovesciata è sostanza priva di nome, pietra su pietra costruita

lorsque entre l’index et la bouche une autre ombre apparaît rien n’en conditionne la forme. Divisée en parties égales la pierre retournée est substance privée de nom, pierre sur pierre construite [1]

Cependant, l’écriture de Flavio Ermini, tout en faisant transparaître ce legs, se distingue de l’écriture des auteurs mentionnés ainsi que d’autres écrivains qui ont pu l’influencer (Celan, Char, Mandelstam et, avant eux, bien sûr, le pli selon pli mallarméen). La poésie d’Ermini ne se laisse pas réduire aux héritages littéraires, elle garde une voix autonome, bien qu’elle revendique l’appartenance à une tradition bien précise, la tradition « post-métaphysique » d’une parole qui naît du silence et d’une réflexion poétologique se déployant à l’intérieur de l’écriture poétique elle-même. J’attribuerais cette autonomie à la façon particulière dont ce poète aborde trois sujets :
1.le matériau verbal, à savoir les champs sémantiques ;
2.le rapport entre la poésie et la prose ;
3.le rapport entre la poésie et la pensée, et, précisément, l’introduction de l’essai en poésie.

Contre plusieurs poétiques contemporaines, la langue de Plis de pensée n’est pas une langue du contraste, mais une langue, pour ainsi dire, de l’« uniformisation » sémantique. Le seul contraste sémantique récurrent dans Plis de pensée (mises à part quelques exceptions fort intéressantes, dont on s’occupera plus loin) est donné par le rapport entre l’abstraction de l’imaginaire langagier et l’utilisation réitérée d’un vocabulaire corporel, terrestre, sensible, qui n’est pourtant pas exempt de références métaphysiques, et, en général, n’entame ni ne contamine l’élégance et la complexité du développement syntaxique. Le « sublime », pourrait-on dire, est rarement contredit :

la forma piatta degli occhi è terra che non pesa nella parte prossima al vuoto che si forma sovente tra i corpi

la forme plate des yeux est terre qui ne pèse rien dans la partie proche du vide qui se forme souvent entre les corps. [2]

Il y a, néanmoins, des « déchirures » sémantiques. C’est là où l’univers lexical de départ est interrompu et dévoyé :

il braccio che al rigelo prima dell’altro emerge è simile alla macchina attraverso cui passa il nutrimento.

le bras qui au regel émerge avant l’autre est semblable à la machine à travers laquelle passe la nourriture.[3]

Ou :

Sull’asfalto e tra i cavi circondano la piccola apertura le bave del dicente che con il corpo tutto il corpo avvolge

Sur l’asphalte et entre les creux les baves du disant qui de son corps tout le corps enveloppe entourent la petite ouverture [4]

On pourrait même traduire « cavi » par « câbles » plutôt que « creux ». Conçu de cette façon, l’effet de déplacement sémantique serait encore plus marqué : « machine », « asphalte », « câbles », « baves » contre « homme », « terre », « ciel », « vide », « beauté », « monde », « lumière », ... La force expressive de ces deux passages laisse entrevoir ce qui pourrait se révéler, d’un certain point de vue, le seul aspect problématique du livre : l’« uniformisation » sémantique  et le « sublime » du flux langagier de Plis de pensée auraient pu être mis plus souvent en question, au profit d’une opération poétique sans doute moins parfaite, mais peut-être plus en résonance avec le monde qui nous entoure.
C’est vrai, en même temps, que la linéarité sémantique et syntaxique de cet ouvrage est requise par l’appareil théorique que Flavio Ermini intègre avec maîtrise et conscience au sein du discours poétique. En ce sens, la prise de conscience de la non-linéarité, conçue dans l’émergence d’une opération littéraire « transversale », se produit quand même : Plis de pensée est animé par une sorte de logos qui unifie et mêle la poésie et la pensée. Il s’agit encore une fois de l’héritage poétique européen que l’auteur s’approprie en transformant la théorie du langage et la métapoésie d’un Char ou d’un Celan dans un véritable projet d’« essai-poésie » :

trae a sé dalla pietra nella sede buia degli occhi la lingua tutte le cose di cui riconosce il respiro, poiché non esiste all’esterno del corpo alcun luogo, né dà tregua la vita suscitata dal nome

si adatta alla vita dell’uomo mediante esercizi di scrittura l’assenza, non la convenienza delle cose

la langue tire à soi de la pierre dans le siège obscur des yeux toutes les choses dont elle reconnaît le souffle, puisque aucun lieu n’existe en dehors du corps, ni la vie suscitée par le nom ne donne aucun repos

l’absence s’adapte à la vie de l’homme par des exercices d’écriture, non pas la convenance des choses [5]

Mais l’« essai-poésie » ne pourrait pas exister comme tel sans un rapport préalable d’identité entre la prose et la poésie : la prose et la poésie constituent, dans l’écriture de Flavio Ermini, un seul dispositif d’expression. Plis de pensée (comme beaucoup d’autres ouvrages de ce poète) est entièrement composé dans une prose qui n’est pas vraiment une forme de prose poétique ou de poème en prose, mais plutôt, elle-même, une forme de poésie ; et, parallèlement, dans un discours poétique qui n’est pas une forme de poésie philosophique mais, plutôt, lui-même une forme de la pensée, et, du point de vue stylistique, une forme d’essai. Je ne parlerais ni de métapoésie ni de métalangage. Je dirais plutôt qu’il s’agit ici d’une « prosepoésie » où le poème et l’essai, le discours poétique et le flux de la pensée sont tout à fait « coïncidents » : dans l’écriture de Flavio Ermini la prose et la poésie, la poésie et la pensée, l’essai et le discours poétique cohabitent dans le même espace langagier et sémantique.
De cette profonde exigence naît le travail d’uniformisation sémantique évoqué plus haut. Cette caractéristique distingue l’œuvre d’Ermini d’autres écritures qui sont pourtant animées par de mêmes présupposés, de Paul Celan à André Du Bouchet, de Michel Deguy à Claude Royet-Journoud. Dans les textes de ces auteurs, le travail de déplacement d’un genre à l’autre et de redéfinition cognitive de la poésie et de la pensée accompagne une « déconstruction », aussi inévitable que nécessaire, du style, de la syntaxe, des champs sémantiques. Ermini, en revanche, garde, dans Plis de pensée, la possibilité d’un Dire qui puisse affirmer « prophétiquement », entre la poésie et l’essai, sa nécessité. C’est justement d’une nécessité expressive et cognitive profonde que ce processus découle. Franc Ducros le montre remarquablement dans sa préface :

Cette parole, issue du tumulte et du tourment, ne se donne pourtant, parole de méditation, que selon un calme devenu comme absolu. Les sursauts, les soubresauts, les affres du travail, si la langue les accueillait, menaceraient les figures se composant de manquer ce qu’elles ne parviennent que difficilement à transmuter. [6]

Contribution d’ Alessandro De Francesco

L’auteur souhaite remercier Sarah Al-Matary pour l’aide à la rédaction de ce texte.

Flavio Ermini, Plis de pensée, Nîmes, Lucie / Champ Social éditions, 2007



[1] Section Dans le nom. Les pages ne sont pas numérotées. C’est un aspect significatif, qui met en évidence le flux du texte et prépare le lecteur au développement du discours poétique.
[2]
Section Dans le nom.
[3] Section De la veille.
[4] Sezione Entre lumières.
[5] Section En paroles.
[6] F. Ducros, Préface, in F. Ermini, Plis de pensée, op. cit.


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