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César Vallejo, par Auxeméry (3ème partie et fin)

Par Florence Trocmé

Poezibao publie ici le dernier volet de l'essai d'Auxeméry sur César Vallejo. En fin de note, liens vers les deux premiers volets ou vers l'intégralité de l'article, téléchargeable en fichier pdf.

Le titre premier de Trilce devait être Cráneos de bronce,  « Crânes de bronze ». Cette image de crânes lourds et colorés, semblables à des pierres marquées d’ecchymoses, on le retrouve dans le discours de Lucky, lorsqu’il est assailli par son maître Pozzo ainsi que par Vladimir et Estragon, et c’est le thème des « Pierres » :

Las piedras no ofenden ; nada
codician. Tan sólo piden
amor a todos, y piden
amor aun a la Nada.

« Les pierres n’outragent pas, ne convoitent
rien. Elles ne demandent
que de l’amour pour tous, et demandent
même de l’amour pour le Néant. »

De cette situation, du souffre-douleur tiré pour une corde et battu sans raison, on trouvera encore l’écho dans ce chef d’œuvre, déjà cité, Piedra negra sobre une piedra blanca, en quelque sorte emblématique du destin de Vallejo :

César Vallejo a muerto, le pegaban
todos sin que él les haga nada ;
le daban dura con un palo y duro

 

también con una soga ; son testigos
los días jueves y los huesos húmeros,
la soledad, la lluvia, los caminos…

« César Vallejo est mort, tous le frappaient
sans qu’il leur ait rien fait ;
on le tapait dur avec un bâton et dur

aussi avec une corde ; en sont témoins
tous les jeudis et les os humérus,
la solitude, la pluie, les chemins… »

La comparaison avec Godot n’est pas fortuite, évidemment… Quand il composait sa pièce, Beckett travaillait pour l’UNESCO et sa tâche était de fournir une version de poèmes latino-américains en anglais (il devait en résulter, en 1958, une anthologie de la seule poésie mexicaine, assemblée par Octavio Paz).

C’est sans aucun doute avec Trilce que Vallejo forge définitivement sa voix. Plus aucune discussion avec le dieu déserteur d’humanité. La tragédie est au cœur du réel. Vallejo rate une tentative de suicide ; son soutien littéraire Abraham Valdelomar meurt ; il connaît la prison, pour cette absurde affaire de participation supposée aux troubles de Trujillo.
Ruptures de constructions, phrases inachevées, consonnes majuscules répétées à l’intérieur des mots, espaces variables entre les mots, mots écrits en verticale…, et surtout nombre de néologismes, ou d’usage en porte à faux : noms devenant verbes, et verbes s’adjectivant. (On a pu, de l’autre côté de l’Atlantique, tenir cette démarche pour un avant-goût des pratiques de la Language Poetry… Rien de moins certain. Vallejo ne joue pas l’air d’un esthète purement langagier, car sa façon de faire répond à d’évidentes nécessités intérieures et non à la volonté de s’illustrer dans un genre artificiellement fabriqué ; et l’expérience humaine dont il témoigne n’est certes pas non plus celle d’universitaires linguistiquement titillés d’avant-gardisme !)
C’est, toutefois, ce qui fit réagir en son temps un Clemente Palma, déjà cité, qui ne vit dans le recueil qu’affront au bon goût ; et Luis Alberto Sánchez,  une chose « incompréhensible ». Un seul critique local, C. Alberto Espinosa Bravo (en 1925, dans la revue Mundial) fit preuve d’ouverture d’esprit : « Trilce est incompréhensible, parce qu’étrange, sans équivalent, et puissant. Comprendre ce livre réclame une attitude critique déliée et un capital psychologique exceptionnel. »
La caractéristique principale du recueil, déconcertante pour un esprit calé sur des principes de clarté immédiate, est en effet un glissement constant du réalisme parfois très cru au sentiment, puis à l’expérimentation formelle ou au symbolisme : on passe par exemple de l’évocation du souvenir de noms de l’enfance née des soucis de l’âge adulte et recherchée comme un antidote à la situation vécue dans le présent (poème III) à l'angoisse provoquée par la considération de nombres chargés d’une puissance symbolique inexplicable (poème V – on retrouvera ce phénomène jusqu’à la fin de la vie de Vallejo).
C’est que Vallejo dialogue encore avec ses maîtres, et la recherche de l’efficacité tient chez lui l’écho intérieur : la référence la plus apparemment étrange n’est souvent que le développement d’une réflexion où la référence entre en état de germination. Le poème XXXVI offre une réponse explicite à l’ars poetica de Darío, un poème intitulé chez celui-ci Yo persigo une forma, « Je suis en quête d’une forme ». Ruben Darío exprimait, classiquement en quelque sorte, la recherche de l’harmonie par l’image de l’« impossible étreinte de la vénus de Milo » ; Vallejo reprend l’image et la dissèque :

¿Por ahí estás, Venus de Milo?
Tú manqueas apenas pululando
entrañada en los brazos plenarios
de la existencia,
de esta existencia que todaviíza
perenne imperfección.

« Es-tu là, Vénus de Milo ?
Menchote tu es à peine, pullulant
Enfouie dans les ras pléniers
De l’existence,
De cette existence qui encorise
Pérenne imperfection. »

La proposition qui se trouve au centre du poème fait exactement répons aux préoccupations du maître :

Rehusad, y vosotros, a posar las plantas
en la seguridad dupla de la Armonía.
Rehusad la simetría a buen seguro.

« Refusez, et vous aussi, de poser les pieds
sur la sécurité double de l’Harmonie.
Refusez la symétrie sans aucun doute. »

Quevedo voyait le passage du temps comme soumis à des ralentissements ou des accélérations ; Vallejo en reprend le thème, dans le poème LXIV, pour ré-agencer un tourbillon de souvenirs dans un ordre qui ne tient plus aucun compte de la logique :

[…]Oh voces y ciudades, que pasan cabalgando en un dedo tendido que señala a calva Unidad. Mientras pasan, de mucho en mucho, gañanes de gran costado sabio, detrás de las tres tardas dimensiones.

 

Hoy  Mañana  Ayer

(No, hombre!)

« Oh voix et villes qui passent en chevauchant un doigt tendu qui désigne une chauve Unité. Tandis que passent, de loin en loin, des rustres au grand côté sage, derrière les trois lentes dimensions.

Aujourd’hui   Demain   Hier

(Mais non, voyons !) »

Dans son poème intitulé El hermano ausente en la cena de Pascua, « Le frère absent de la cène de Pâques », Valdemonar dit l’angoisse de la mère au repas familial après la mort du fils :

« Il y a là une place vide vers laquelle
ma mère porte son regard de miel
et le nom de l’absent est murmuré
mais il ne viendra pas aujourd’hui à la table pascale. »

Vallejo, dans le poème XXVIII, reprend le thème là aussi mais pour en dégager une variation personnelle. C’est une mère qui est absente, et le personnage qui parle est en désir d’un impossible repas partagé ; puis, invité à la table d’un ami, où la mère est également absente, il y a cependant une sorte de communion qui se produit ; mais le personnage qui s’exprime, et qui est Vallejo, on le sent bien, se retrouve en plus grande détresse encore, en compagnie de gens qui pourtant partagent le deuil : les « douceurs » se transforment en « fiel », lequel répond au « miel » du poème de Valdemonar, et le simple « café » en « huile funèbre ».

La période européenne accentuera ces tendances, jusqu’à l’ultime extrémité. L’enthousiasme de l’arrivée à Paris (« Paris ! C’est extraordinaire ! J’ai réalisé le désir le plus fort qu’un homme cultivé peut éprouver quand il regarde le globe terrestre ! ») ne tarde pas à se transformer en déception. Durant près de six ans, « d’attente, sans être capable de faire quoi que ce soit de sérieux, rien qui laisse en répit, rien de définitif ; dans l’inquiétude d’une continuelle tension due au manque d’argent, qui ne me permet pas d’entreprendre ou de rien mener à bien avec assez de profondeur. » (lettre du 12 septembre 1927, à Pablo Abril de Vivero), sa correspondance est une litanie de demandes et de réclamations d’aides diverses (bourses, paiements, emprunts). Ce n’est qu’à partir de 1929 qu’un petit héritage reçu par Georgette donnera une relative aisance au couple ; c’est aussi la période de la radicalisation des positions politiques de César, jusqu’au départ forcé pour Madrid.

La rédaction des poèmes est partagée entre les années 23 à 27, et les années de la fin, après le retour d’Espagne à Paris, avec cette longue plage de temps où l’inspiration se refuse : il y a tant à faire, autrement. On verra sans doute aussi bien dans les Poèmes humains que dans le recueil espagnol le sommet de l’art de Vallejo : tout se ressemble là, – faim & soif, solitude, misère, considération du destin, lecture de l’histoire au niveau de la simple exigence de dignité, méditation, interrogation…

Un hombre pasa con un pan al hombro
¿Voy a escribir, después, sobre mi doble?

 

Otro se sienta, ráscase, extrae un piojo de su axila, mátalo
¿Con qué valor hablar del psicoanálisis?

 

[..]

 

Un cojo pasa dando el brazo a un niño
¿Voy, después, a leer a André Bretón?

 

Otro tiembla de frío, tose, escupe sangre
¿Cabrá aludir jamás al Yo profundo ?

« Un homme passe portant un pain sur l’épaule
Vais-je écrire, ensuite, sur mon double ?

Un autre s’assoit, se gratte, extirpe un pou de son aisselle, le tue
Avec quel courage parler de psychanalyse ?

[…]

Un boiteux passe donnant le bras à un enfant
Vais-je lire, après, André Breton ?

Un autre grelotte de froid, tousse, crache le sang
Pourra-t-on jamais faire allusion au Moi Profond ? »

Certains veulent voir en Vallejo un Rimbaud péruvien. Différence : l’un est parti se perdre dans la caillasse des contrées éloignées de toute poésie, avant de revenir mourir infirme, et en rêvant lourdement de repartir, et lavé encore de tout jargon de poèmes – un choix, assurément ; l’autre est resté debout, loin, physiquement, de ses origines, mais les portant toujours en lui, dans le combat auprès des êtres avides de dignité pérenne, comme dans la ville moderne, énorme et mensongère où les destinées apprennent à se forger un sol où marcher encore et encore, malgré tout ce déni porté à la simple grâce d’une respiration sans entraves.
Et s’il faut chercher des équivalences, c’est vers Villon (dans « Les neuf monstres », par exemple)
autant que vers Baudelaire,
vers Lautréamont, pourquoi pas ? (cet éclair : « Je veux écrire, mais je me sens puma ;/je veux me ceindre de lauriers mais me voilà couvert d’oignons. », dans le sonnet « Intensité et altitude »),
autant que vers Artaud (un frère, sans aucun doute : « Voilà que j’ai chauffé l’encre où je me noie/ écoutant ma caverne alternative,/ nuit de tact, jours d’abstraction. »), qu’il convient de se tourner.

L’entreprise était ardue, tous ceux qui ont pénétré dans le labyrinthe le savent : la traduction exemplaire de Nicole Réda-Euvremer nous donne cependant à lire, en vérité, Vallejo en notre langue.

Contribution Auxeméry, 09/06/2009

volet 1

volet 2

Téléchargement César Vallejo, un article d'Auxeméry


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