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23 juillet 1979/Mort de Joseph Kessel

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


     Le 23 juillet 1979, meurt à Avernes, dans le Val d'Oise, Joseph Kessel. « Russe de naissance et juif de surcroît » (selon ses propres paroles), Joseph Kessel, aventurier et homme d'action fut aussi journaliste. Homme de lettres, couronné par l'Académie française en 1962, Kessel est l'auteur de nombreux récits « vibrants de vie ». Parmi les titres les plus célèbres figurent L'Équipage (1923), Belle de jour (1928), Vent de sable (1929), Fortune carrée (1930), La Passante du « Sans-Souci » (1936), Mermoz (1938), L'Armée des ombres (1946), Les Bataillons du ciel (1947), Les Amants du Tage (1954), Le Lion (1958) et Les Cavaliers (1968).



FORTUNE CARRÉE

EXTRAIT


     ― C'est pourtant simple. Vous voyez bien ces risées à fleur d'eau. C'est la trace du vent. Vous voyez bien qu'elles viennent de plus en plus du Sud. Il n'y a plus aucun doute : le vent change. Avec un bateau très fin, on remonte aisément dans le vent. Avec le mien, non. Il dérive trop fort. Alors, à chaque virement de bord, on perd, pendant la manœuvre, presque tout ce qu'on a péniblement gagné dans la bordée précédente.
     ― Je vois, je vois, dit le bâtard Kirghize. Je suis à cheval, je gravis une piste trop escarpée pour qu'il l'aborde tout droit. Je fais des détours qui ont cette piste pour axe. Le tout est de savoir le temps que je mettrai pour arriver au sommet.
     ― C'est à peu près ça. Maintenant, mettez-vous où vous voudrez, mais dégagez le mât, le palan d'écoute et la barre.
     Déjà le mousse avait renfermé dans leur caisse la marmite et les boîtes de conserve vides qui servaient de verres et de plats. Déjà, les matelots étaient debout, scrutaient attentivement la mer et montraient sur leurs visages mobiles qu'ils comprenaient la signification de cette légère poussière d'eau qui palpitait au ras des vagues et qui venait du Sud.
     Philippe et Igricheff quittèrent l'ombre de la grand-voile et s’allongèrent côte à côte à tribord entre le roof et le bastingage. Ainsi, la bôme dans le va-et-vient de la manœuvre passerait au-dessus d'eux. Le soleil était si cruel que le bâtard kirghize couvrit son torse et sa tête. Mordhom, debout à la barre, nu jusqu'aux reins, exposé pleinement à ce feu terrible et à sa réverbération, sourit. Dans ce domaine, au moins, il avait sur Igricheff l'avantage de l'insensibilité. Mais il oublia vite Igricheff et fut tout à la marche de l'Ibn-el-Rihèh.
     Sa main, qui percevait la moindre réaction du bateau, déplaçait la barre avec une délicatesse extrême. Chacun de ses mouvements réussissait à réduire, dans toute la mesure du possible, et à l'instant nécessaire, l'obstacle mouvant que formait le courant aérien et, par là, à secourir l'effort des voiles qui était toute son espérance. Il sentait l'avance du boutre dans sa chair, dans ses nerfs, depuis la plante des pieds, posés sur le pont ardent, jusqu'à l'épaule où se répercutaient les réflexes du gouvernail. Chaque encablure gagnée était pour lui une victoire physique. Quand la bordée arrivait à sa fin et qu'il hurlait l'ordre de virer de bord, il lui semblait qu'il pouvait compter les secondes que prenait la manœuvre aux battements de ses artères.
     De ses yeux étincelants, de ses cris, il excitait sans cesse l'équipage. Il savait bien que ses matelots n'en avaient pas besoin, qu'ils étaient faits à lui comme il était fait à eux, mais il lui fallait libérer l'acharnement de lutte dont il était plein. Sa fièvre gagna En-Daïré, les frères Ali et Abdi lui-même. Ils ne connaissaient pas les projets exacts de leur maître, car Mordhom avait pour règle de ne jamais rien confier à ses matelots. Mais ils avaient fait assez d'expéditions semblables pour comprendre qu'il fallait gagner le détroit à la nuit, le traverser rapidement et se trouver au matin dans des eaux solitaires. Avant même que Mordhom eût lancé les ordres, ils les devinaient à l'expression que prenait sa bouche. Alors, ils bondissaient ainsi que des démons propices, tous leurs muscles noirs jouant avec une harmonie si parfaite qu'ils paraissaient lissés par le vent. Et chaque fois, ils entonnaient le même chant strident et rompu, comme la peine des hommes sur la vaste mer.

Joseph Kessel, Fortune carrée, Julliard, Éditions Pocket, Collection « Références » dirigée par Claude Aziza, 1995, pp. 181-182-183.


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