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Carnets de marche. 4

Par Angèle Paoli


CARNET N.4


4.
     Elle va à sa rencontre. Trouver sur la route un trou d’ondes vives où la rejoindre. Elle roule. Aura-t-elle eu le temps de lui répondre ? La route est belle, mais peu ensoleillée de ce côté-ci de la montagne. Elle ne l’avait jamais remarqué jusqu’alors. L’adret, l’ubac, où est-ce ? Elle ne sait jamais. Tant de choses lui échappent, dont elle a croisé l’existence, mais dont elle n’a toujours pas les clés. Le vallon du Mulinu di Pendente plonge dans un bain de lumière. Miracle de cette beauté du matin.
     Trop de chasseurs cachés dans les fourrés. Elle décide de rejoindre le coquillage de verdure de Conchiglio. Elle commence à prendre ses aises, à s’octroyer quelques libertés, à descendre un peu plus bas. Plus loin. La pancarte tordue du « Théâtre de verdure », au milieu d’un champ de cigales. Elle se gare sur la placette, au pied de l’église baroque, et remonte l’allée des tombeaux. Paisible, majestueuse, romaine. À découvert sur son promontoire de rocailles, elle ne risque rien. Vue d’ici, la Tour d’Amour semble être fendue en deux par la moitié. Elle guette d’invisibles assaillants, depuis longtemps anéantis par la marche des jours. Tout est serein et immobile, hors les nuages qui filent au-dessus de la crête.
     De loin en loin, le calme dominical est interrompu par les cris de la battue. Aboiements des chiens. Coups de feu qui se répercutent d’un versant à l’autre. Son œil s’arrête sur la volute torsadée qui orne l’entrée d’un tombeau. Élégante, raffinée, la volute tourne et oblique sur elle-même. Elle ferait mieux de regarder où elle pose les pieds. Ne pas oublier qu’elle marche sur un sentier de chèvres. Elle sautille, en route vers son rendez-vous solitaire, secret, silencieux. Son cœur bat comme au temps du premier rendez-vous. Le roulement régulier de la vague, la caresse douce du soleil sur son visage. Le bien-être se dilue dans ses veines de lézard avide de chaleur. Elle goutte la plénitude de ce moment qui lui appartient. Qu’elle lui offre. Odeurs têtues de menthe poivrée, de thym et de myrte.
     La voix maternelle s’estompe, abandonnée à sa litanie du matin. Elle laisse derrière elle les questions obsédantes du jour. Elle tire la porte sur le discours monolithique de la vieille dame. Les coups de feu accompagnés d’aboiements obsédants se répercutent en écho d’un versant de la conque à l’autre. Elle pense à ce fameux trou qui la tire, elle, de son sommeil et la fait s’asseoir hébétée au milieu de son lit. Cette sensation de béance sans visage, sans représentation aucune. Cette angoisse qui l’envahit à l’étouffer et la maintient suspendue au bord de l’abîme. La question du trou et de son double, la question récurrente du cri. Sol lui a dit qu’elle est clouée, qu’elle ne parvient pas à mettre en mots cette sensation vide de contours.
     Le scintillement des 4/4 sur la route, au-dessus d’elle. Le téton du Cucaru dresse sa pointe argentée dans les contours d’un nuage bleu. La température a fraîchi. Elle laisse les images venir à elle, la traverser sans ordre ni prétention. Elle pense à toutes ces morts qui jalonnent sa vie, certaines minuscules, lointaines, affadies, d’autres plus vives au contraire. Encore une mosaïque de taches sombres ou plus claires à explorer. Des visages surgissent puis s’effacent dans un même instantané. Un archipel de visages trace des pointillés dans sa mémoire. Qu’y a-t-il de commun entre le hameau de la marine, tapi dans la tiédeur du jour, provisoirement clos sur les souvenirs de l’été, et d’autres lieux qu’elle a jusqu’alors habités, investis, aimés ? Qu’y a-t-il de commun entre le clocher de son village qui égrène inlassablement les heures et les rues affairées du Vieux-Lille qu'elle aime à sillonner. Elle déroule le ruban de ses souvenirs, ses déambulations le long des vitrines, ses rencontres, ses étonnements. Les « icônes » de l’enfance, de Claude Louis-Combet, découvertes à travers leurs lectures communes, leurs longues discussions sur les textes de la cruauté. Et sur la poésie d’aujourd’hui. Sujet de litiges, souvent.
     Elle réveille en marchant une couleuvre enroulée sur ses anneaux. L’élégante fuit furtive dans un buisson de ciste, derrière elle. Le tombeau le plus ancien découpe sa silhouette parfaite dans un pan de ciel bleu. Une odeur entêtante de cyprès enveloppe l’allée entière, relayée sur sa gauche par celle des pins parasols. L’odeur rousse de la résine. Ces odeurs qui sont aussi celles de son enfance. Plus aucune image ne remonte de ce temps lointain. Peut-être, à force de s’en repaître, les a-t-elle définitivement épuisées ? Elle se promet d’y réfléchir, un jour ou l’autre. Elle cueille un bouquet du maquis. Pour elle ? Peut-être parviendront-elles toutes deux à se parler ?
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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