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Une figure arrachée

Publié le 14 août 2009 par Memoiredeurope @echternach

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J’ai eu beaucoup de chance en avril dernier de bénéficier d’une visite particulière du Prado où une rétrospective Francis Bacon achevait le parcours des Vélasquez et comparer ainsi les deux versions du pape Innocent X par l’un et l’autre peintre. 

Un pape assis et sûr de lui, qui tient à la main un billet, peut-être une condamnation. Il se contraint pour faire bonne figure au peintre. Comment faire autrement ? Il faut bien accepter de devenir pour le moins une image éternelle.  Mais il n’a qu’une envie : échapper au regard de l’autre, à un regard vivant qui tente de le pénétrer.

D’autre part une irradiation effrayante. Un cri, aussi puissant que celui de Munch. Le puissant après la mort, comme dans ces fresques du Moyen Âge où les cardinaux sont précipités aux enfers. D’un visage trop lisse, une âme sombre s’échappe, en fusant comme un démon écharpé. 

Philippe Sollers qui ne manque jamais de se distinguer appuie sur la dérision : « La Joconde était un travesti, soit, et son fondement une idéalisation de l’éternelle et trompeuse Maman. Le pape, lui, est assis sur un drôle de volcan. L’essentiel est de démontrer qu’aucune pose n’est plus envisageable. Ni pose ni pause. Le portrait officiel n’a plus cours comme indice de vérité. C’est même la raison qui va fonder non pas un tabou du portrait mais sa réinvention nécessaire. »

Ce peintre que j’apprécie particulièrement m’est revenu ce soir en mémoire grâce à une suite de notes qui ouvrent le dernier ouvrage de Milan Kundera paru chez Gallimard : “Une rencontre”. Kundera continue de tourner autour du roman et de la création en général sans se lancer lui-même dans un nouveau récit. Il se relit en quelque sorte, à l’épreuve des grands textes, de Céline à Goytisolo. 

Mais en ce qui concerne Bacon, je dois bien avouer que je suis tout à fait ébloui. Il fait par ailleurs un rapprochement qui le ramène en 1972 et nous ramène ainsi au temps de “La plaisanterie” ou des “Risibles amours”. Au temps de la toute puissance de la police politique qui s’est rappelé tristement à son pire souvenir voici un an.

Il accueille chez lui une jeune femme qui vient d’être interrogée par la police et qui tient à lui faire le récit de ce qu’elle a dit et de ce qu’elle a caché afin que un contre interrogatoire possible ne les mette pas en défaut. Mais, précise Kundera, « Elle était très pâle et sortait sans cesse, pendant notre entretien, pour aller aux toilettes – si bien que toute notre rencontre fut accompagnée par le bruit de l’eau qui remplissait le réservoir. »

Une scène de viol, en quelque sorte, révélé par l’expulsion de l’intime et la mise en abyme de la faute incorporée.Et Kundera de pratiquer un parallèle, comme si Bacon avait su arracher autant d’un corps anonyme que d’un corps iconique ce qui se cache, avec des moyens policiers. L’expulsion non pas d’un secret à proprement parler, mais de ce que le corps aurait pu être, parmi tous les possibles qui sont intervenus dans l’évolution des êtres. L’étrange absolu.

Est-ce que la police politique, rejoignant en cela tous les bourreaux de l’histoire du monde, ne fait donc qu’utiliser de manière démoniaque ce qui fissure notre écorce à coup sûr, quel que soit notre endurcissement : la peur de renaître autrement, par le hasard d’un autre parcours ? La découverte soudaine du monstre qui est en nous quand il se confronte au mal absolu que lui présente celui qui a vaincu sa propre peur de se projeter au plus profond de son adversaire. 

Francis Bacon recherche l’âme. Il veut s’en emparer, comme un policier, pour savoir si elle existe vraiment. Et en cela…j’aime beaucoup cette phrase : « Bacon est isolé (« il n’a personne à qui parler ») ; isolé du côté du passé et du côté de l’avenir.”

Le passé il le tort scandaleusement et le futur il le nie en fermant, par une œuvre qu’il pense définitive, la porte à une suite de l’histoire de la peinture 

« Qu’est-ce qui nous reste quand on est descendu jusque-là ?

Le visage ;

le visage sur lequel je fixe mon regard afin d’y trouver une raison pour vivre cet « accident dénué de sens » qu’est la vie. »

Notre cri d’horreur, enfin, si derrière la limite suprême, il n’y a rien ! »


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