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Comme un fracas, de Jacques-Henri Michot (lecture de Ludovic Degroote)

Par Florence Trocmé

« désir fou qui est le mien d’entremêler dans cette chronique l’histoire et le présent du monde la musique le cinéma
et mon amour pour toi
J.-H. Michot, Comme un fracas, p.128

Michot
Par où commencer ? S’il dit un certain nombre d’enfermements et la violence inacceptable du monde dans lequel nous vivons, le livre de Jacques-Henri Michot, Comme un fracas, est d’une grande liberté.
Liberté de construction : il s’agit, comme l’indique son sous-titre, d’une chronique, c’est-à-dire d’un texte daté au jour le jour (du 29 avril 2008 au 29 avril 2009, avec des trous importants), et pouvant rassembler, au-delà des années ou des siècles, des événements qui se sont déroulés tel ou tel jour – déroulés et non passés, tant l’esprit du livre est de les convoquer et de les ramener au présent de ce qui se vit, de ce qu’il y a à vivre. Ce n’est cependant pas un éphéméride parce qu’il s’y trouve des moments d’intimité, mais ça pourrait y ressembler. Ce n’est pas un journal, mais ça pourrait y ressembler, à cause des notations du quotidien. Ce n’est pas des mémoires, des annales ni même une gazette, mais ça pourrait y ressembler, puisqu’on y trouve une mémoire du monde, disons occidental, de ces trois derniers siècles, axée autour d’événements ciblés ou de prises de position manifestes. Ce n’est pas un roman, mais ça pourrait y ressembler : le narrateur évoque « son je incertain » à la dernière page. Ce n’est pas un poème, mais ça pourrait y ressembler, parce que des éléments formels et l’attention même à la forme, relèvent de l’écriture poétique. Ce livre est donc à la fois tout cela et aucune catégorie à quoi on puisse le réduire, ainsi que le soulignent ces quelques lignes (p.227) : « je ne suis pas historien j’opère des prélèvements hasardeux dans l’histoire du monde je rédige cette chronique où clignotent l’histoire du monde et le présent du monde où clignote aussi mon présent propre ». Le temps – la chronologie - paraît donc le facteur déterminant, tant à la façon du diariste qu’à l’intérieur même de chaque jour ; mais à ce temps donné objectivement se mêle celui du narrateur, subjectif, y compris dans la relation qu’il fait des dépêches qui projettent les événements du monde : l’élastique écoulement du temps et du monde intérieurs tranche avec la brutalité accumulée des faits rapportés vite ; l’espace de l’écriture, qui emploie ou réemploie cette matière rapide et extérieure, se forme en une venue, une montée lentes – cela permet de jouer avec la fragmentation du temps – jusque dans la fréquente présence de la vieillesse, des fins de vie, des suicides et de la mort. Ainsi préside à la construction de ce livre un système libre de fragmentations dont je parlerai plus loin.
Liberté de ton : de l’indignation à la satire, de la mélancolie à l’effroi, de la compassion au mépris, de la polémique au lyrisme, on trouve tous les registres. Ils paraissent venir librement, au gré des événements, publics ou privés, des émotions, des analyses, des sentiments – je les suspecte d’être savamment arrangés, montrant aussi par là ce qu’est un écrivain au travail : un homme, engagé dans ce qu’il vit, et incapable de demeurer insensible à ce que le monde lui renvoie, quand bien même peut-il se sentir parfois éloigné du monde (« et je vis essaie de vivre et d’écrire non pas dans ce monde-là j’ai la chance la chance insigne de ne pas vivre dans ce monde-là je demeure loin de lui » p.69 ; « mais pourquoi diable noter cela qui est dans l’ordre des choses dans l’ordre de notre monde immonde » p. 148), ce qui ne signifie pas qu’il n’y/n’en soit pas. Ainsi, la révolte qui prévaut dans un grand nombre de pages n’est jamais loin d’une forme de mélancolie, qui prend naissance dans ce que vit le narrateur autant que dans ce que l’Histoire lui renvoie de vécu : la permanence de la révolte est l’expression d’une permanence de la mélancolie. Autant vis-à-vis des injustices du monde que face aux inégalités, il s’agit aussi de lutter contre soi, si cela est possible, et à considérer qu’il soit autant possible de lutter à l’intérieur qu’à l’extérieur : « sachez que je suis souvent et trop souvent sujet à des accès de mélancolie voire de mélancolie noire lorsque j’évoque l’histoire du monde cette histoire avec une grande H et cette mélancolie contre laquelle j’ai le plus grand mal à lutter est en vérité fort ancienne » (p.35). Chacun nous avons nos pentes, la mélancolie est une pente : nous y glissons, chacun de son côté.
Liberté des thèmes : si la musique ouvre le livre et le place d’emblée tout entier sous cette bannière, il en est beaucoup d’autres qui dominent également : la littérature, le cinéma, le champ du politique, l’amour, notamment. La musique tient un rôle qu’on sent très intime : certes, de nombreuses œuvres sont convoquées, nourrissent le quotidien et la variation des états d’esprit, parfois dès le lever, ou comme un remède aux cauchemars de la nuit - avec des maîtres d’abord allemands : Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schumann, Schoenberg -, mais elles sont aussi rapportées dans la distance : fragments de partitions, analyses musicologiques, renvois à l’adolescence ou aux années passées, la musique est un des fils conducteurs de la chronique, et tient une importance vitale. Autre élément : la littérature ; des écrivains ou des philosophes, en miroir des compositeurs, sont très présents - Beckett, Kafka, Brecht, Hugo, Marx, en premier lieu - et jouent aussi une part essentielle dans le livre, tant au quotidien que dans la réflexion ou les orientations de l’écriture : ils ne témoignent pas seulement d’une formation intellectuelle, ils sont là comme des compagnons de route, des aides-à-vivre. De même pour des cinéastes : Godard, Straub et Huillet, par exemple, sont représentatifs d’un engagement politique et artistique, et à travers eux la présence du cinéma dans la vie du narrateur est quasi quotidienne. Le champ du politique est évidemment un espace dominant, puisque ce texte est un livre qui ne renonce ni à la colère ni à l’insoumission ; l’éphéméride favorise cette espèce de carotte de l’Histoire : plongeant un jour de l’année dans la calotte glaciaire de l’Histoire, le narrateur en remonte des échantillons qui s’accumulent dans l’horreur ou l’intolérable : de la Révolution aux sans-papiers, en passant par la Commune, figure majeure de l’Histoire, symptomatique de l’écrasement populaire, nous sommes invités au bal de la répression et de l’arbitraire. Ces notations historiques, faites avec une exigence presque maniaque de la précision, reconnue à plusieurs reprises par le « narrateur », rassemblent avec des effets dramatiques une leçon de l’Histoire, et sont la preuve irrémédiable des positions politiques du narrateur et de l’auteur : j’y reviens plus bas. A ce thème, il convient d’associer la critique de l’information, et des systèmes officiels par lesquels elle est apportée et interprétée d’avance dans ses propres commentaires, à la façon d’une becquée (et d’une castration mentale).
Autre thème majeur, l’amour, qui est un troisième fil conducteur, et vient en quelque sorte jouer avec les deux premiers, soit en introduisant des ruptures de tonalité, soit en mettant à distance la tragédie du monde par une forme de symétrie décalée, car l’évocation de l’amour est ici liée à une rupture : la femme aimée n’est plus là, et l’amour est donc le lieu du manque, de la nostalgie, d’une tristesse parfois élégiaque, d’autant qu’elle induit une solitude du narrateur – comme est tragique la douleur du monde que nous voyons et contre laquelle nous ne pouvons que si peu. Mais cette présence de l’amour apporte une dimension intime de l’humanité, qui fait en partie contrepoint à celle de l’Histoire, plus universelle. Contrepoint également marqué par des notations de la vie du narrateur, devenu diariste : couleur du ciel, angoisses, alcool, vie recluse, etc. Chemin de traverse de tous ces thèmes, les nombreuses références culturelles de l’auteur (artistes, personnages politiques, historiques - dirigeants ou du peuple -, extraits de livres, de documents de presse, maniement des citations en allemand et en anglais notamment, hélas pas toujours traduites) n’est pas écrasante, car elle est prétexte à une illustration, à une réflexion, à une boutade (il y a de l’humour dans ce livre), et elle est plutôt l’expression d’une vie intérieure que d’une culture, au sens gratuit de ce terme ; de ce point de vue, Comme un fracas est aussi un livre sur la vie intérieure.
Liberté de la narration et de l’écriture : on l’a dit, la narration se fait à la première personne, quand bien même ce « je » est « incertain » ; qu’importe qu’il y ait ou non une dimension autobiographique plus ou moins larvée – écrire c’est s’arranger, voilà qui rapproche écrire de vivre. Mais il me semble qu’il y a deux domaines dans lesquels le « je » - narrateur autant qu’auteur àces moments-là – ne s’arrange pas, c’est dans ceux de l’art et du politique. Il n’y a pas de vernis à ces moments-là, mais une nourriture, intérieure, qui est à la hauteur des engagements du narrateur/auteur : engagement artistique clairement marqué, engagement politique clairement affirmé. Peut-être cela signifie-t-il que ce sont les deux espaces avec lesquels je ne peux intérieurement ni tricher ni m’arranger : je n’y suis que ce que je suis, dès lors que je m’y engage, comme si c’est mon essence même que je remettrais en cause si je m’y refusais. - Mais la liberté de la narration, on la trouve aussi dans les fragmentations qui président à l’écriture de ce livre ; qu’ils soient introduits ou non par des notations temporelles (une heure de la journée ou de la nuit), les fragments favorisent les libertés dont j’ai parlé, mais elles disent aussi ce qu’est un être humain : son tissu de vie est constitué de ruptures, de discontinuités, d’un patchwork où s’entremêle ce qui peut parfois sembler inattendu, saugrenu : « le legato n’a jamais été mon fort que ce soit au piano dans l’ensemble de mon existence ou dans cette chronique » (p.163). Parallèlement, la liberté de l’écriture joue avec cette fragmentation ; l’abondance des citations est souvent mise en relief par des jeux typographiques, à l’intérieur même de la citation ; la variété des polices (de caractère !) exprime une sorte de hiérarchie des thèmes ou des réalités abordées (quoiqu’il soit grand l’amour est écrit en petit) ; des phrases parfois sont suspensives, inabouties. L’interpellation, fréquente, des « lectrices lecteurs » – chaque fois mentionnés dans les deux sexes, et le plus souvent non coordonnés – est elle aussi une façon de jouer avec l’espace de l’intimité comme avec celui de l’écriture. Ces jeux multiples, ces positions formelles, son aspect indéfinissable, la saisie plurielle du monde qui tâche de le dire dans son immédiateté, même à travers le champ de l’Histoire, voilà autant d’éléments qui font de Comme un fracas un livre à l’écriture poétique.
Par où finir ces quelques réflexions, nécessairement incomplètes ? En incitant à la lecture de ce texte hybride, fourre-tout, indéfinissable, mal réductible, qui se montre à chaque page un livre de résistance. Après quoi on rappellera ces mots de Deleuze que rapporte Jacques-Henri Michot (p.280) : « Les résistants sont plutôt des grands vivants. » Et on n’oubliera pas le goût immodéré du narrateur (partagé par l’auteur ?) pour le vin et le whisky.
Contribution de Ludovic Degroote, publiée par Florence Trocmé

Jacques-Henri Michot
Comme un fracas,
Al Dante, 392 p., 20 €

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vendredi 19 (septembre)
8h30
un biographe raconte vérité ou légende je ne sais qu’après une grande réception organisée par ses parents durant laquelle le piano avait joué sans discontinuer le petit piotr illitch tchaïkovski s’était retiré dans sa chambre et que deux heures plus tard sa jeune gouvernante l’avait trouvé assis sur son lit et pleurant à chaudes larmes Oh, cette musique... cette musique... Délivrez-m’en, mademoiselle Fanny, délivrez-m’en... Elle est là... là... Elle ne veut pas me laisser tranquille !
10h
solitude mais pas isolement
je devrais décidément ancrer dans un coin de mon cerveau et me répéter solitude mais pas isolement
ainsi ce matin une amie me donne à lire trois traductions différentes de Tabacaria un ami me rappelle qu’il fut un temps je convoquais volontiers les cinq mots de beckett terre ingrate mais pas totalement un autre me signale les pages 39 à 41 de Pour finir encore et m’écrit quelques lignes sur Joséphine
pessoa beckett kafka précieuse vivante amicale circulation de textes mais malgré tout
et voilà que les cinq mots de beckett me font penser à un poème d’ossip mandelstam écrit dans les années 20
je ne connais pas le russe mais peut-être lectrice lecteur tel(le) ou tel(le) d’entre vous le connaissez
alors voici en le troisième et dernier quatrain de ce poème 

Mandelstam

paul celan a traduit
Sternensalz, im Faß zergehend.
Wasser, kalt, muß schwärzer werden.
Reiner nun der Tod und salziger das Elend,
wahrer, furchtbarer die Erde.
et philippe jaccottet
Dans le tonneau, l’étoile fond comme du sel
Et l’eau glacée se fait plus noire,
Plus pure est la mort, plus salé le malheur,
Et la terre plus vraie et redoutable
11h
le pénitencier de la mesa à tijuana a été conçu pour deux mille cinq cents détenus et détenues mais huit mille huit mille y sont entassés avant-hier un mouvement de révolte a commencé dans le pavillon des femmes et a gagné les quartiers des hommes la mutinerie a duré environ cinq heures les policiers ont tiré pour rétablir l’ordre bilan au moins 19 tués et 12 blessés dimanche une première révolte de 1500 prisonniers avait fait 2 morts et 20 blessés cause de cette première révolte un détenu avait trouvé la mort la veille lors d'une inspection des cellules deux gardiens étaient soupçonnés de l’avoir tué mais selon le secrétariat fédéral de la sécurité publique les deux victimes avaient probablement été tuées par d'autres détenus car il y avait des rixes parmi eux bref après cette première mutinerie les rations d’eau potable et de nourriture avaient été sensiblement réduites et telle est sans doute la raison de la seconde mutinerie
Tijuana Moods a été enregistré à new york durant l’été 1957 et publié en 1962 charles mingus écrit dans la notice All the music in this album was written during a very blue period in my life. I was minus a wife c’est moi qui souligne, and in flight to forget her with an expected dream in Tijuana alors plongée dans la wild,wide-open town avec sa multitude de boites de strip-tease pour touristes américains et concours de charles mingus avec son batteur dannie richmond pour savoir lequel des deux pouvait l’emporter sur l’autre en consommation de tequila-wine-womensong-and-dance mais mingus n’avait rien oublié de ce qu’il cherchait à oublier je me souviens mal de ce disque je vais l’écouter
15h30
tu m’as appelé au téléphone qu’attendais-je donc sans doute une petite vibration de tendresse dans ta voix la trace d’une émotion que sais-je mais il n’y avait rien de tel
19h
j’ouvre une bouteille de vin rouge Château Sabaté appellation côtes du marmandais contrôlée mise en bouteille au château philippe tauzin propriétaire récoltant à beaupuy 47200 lot -et-garonne car enfin
aujourd’hui aura été une belle journée ciel bleu depuis ce matin
Jacques Henri Michot, extraits de Comme un fracas, édition Al Dante, 2009


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