J’aimerais
rappeler une « situation » ou parabole, un kôan zen qui m’avait servi
d’ouverture à un livre sur la création poétique. Le voici : - « J’ai
passé toute ma vie à expliquer le zen – confessa un jour Bashô – et pourtant je
n’ai jamais pu le comprendre. – Mais – dit son interlocuteur – comment peux-tu
expliquer ce que toi-même n’entends pas ? – Oh ! – s’exclama Bashô –
Je devrai même t’expliquer ça ? »
« Parler de poésie – et la poésie elle-même – consistent aussi à parler de
quelque chose qui ne se comprend pas. Il n’est pas possible de définir la
poésie, pas plus qu’il ne l’est de définir la réalité. Mais peut-on définir la
vie, l’amour, la mort, la musique, la douleur, le rêve ? Peut-on définir
quoi que ce soit ? Ou tout se résume-t-il finalement à une petite approche
de l’insaisissable, au rêve d’une formulation de l’inaccessible ? Bashô
n’était pas seulement un maître zen, c’était un des plus grands poètes de son
temps. »
L’homme existerait donc parce que quelqu’un ou quelque chose aime les
histoires. Mais pas n’importe quelle histoire, ni davantage «
l’histoire ». Voilà pourquoi la poésie, qui en tant que son harmonique du
réel est histoire profonde, une autre histoire, s’appose aussi, presque
toujours, à l’histoire en surface et se convertit en
« anti-histoire ». Octavio Paz l’a justement dit : « Un
poème est un objet fait avec le langage, les rythmes, les croyances et les
obsessions de tel ou tel poète et de telle ou telle société. C’est le produit
d’une histoire et d’une société, mais sa façon d’être historique est
contradictoire. Que le poète le veuille ou non, le poème est une machine qui
produit de l’anti-histoire.
L’opération poétique consiste dans l’inversion et dans la conversion du flux
temporel ; le poème n’arrête pas le temps : il le contredit et le
transfigure. » Pour le dire d’une autre façon, voici un poème sur la
poésie :
Du fond du rêve,
comme un poing illuminé
émergeant de la créature solitaire endormie,
surgit la volonté irrésistible
de continuer la narration.
Il ne s’agit pas de conter ceci ou cela,
ni de copier ou de traduire
ou d’enjôler le jour aux abois.
Il s’agit d’une pulsion bien plus forte
et qui ne peut s’interrompre :
poursuivre simplement la narration.
Narration qui n’a pas de début ni de fin,
narration qui n’est pas un genre,
qui ne lie pas une intrigue.
Images qui coulent comme un fleuve,
se prennent et se dessaisissent,
étrange manière de dire et de dédire
en arrière et en avant des choses.
Volonté de poursuivre la narration,
énergie éparse dans l’ici de partout,
qui ne distingue pas les vies des morts
ni l’homme d’autre chose.
C’est l’histoire qui s’écoule tout au
fond,
l’histoire sans et avec histoire
qui joint dans un bouquet délié
l’arôme de l’être
et le parfum du néant.
Le service demandé à l’homme
n’est que poursuite de la narration
quel que soit l’argument.
Et même sans aucun.
Roberto Juarroz, Poésie et réalité,
traduit de l’espagnol par Jean-Claude Masson, collection « Terre de
Poésie » , Editions Lettres Vives 1987., p. 13.
Contribution de Maryvonne Lyoen