Magazine Culture

Le monstre créateur - Julián Ríos - Monstruaire (Tristram - 2010 Trad. Geneviève Duchène) par Antonio Werli, François Monti

Publié le 24 février 2010 par Fric Frac Club
Le monstre créateur - Julián Ríos - Monstruaire (Tristram - 2010 Trad. Geneviève Duchène) par Antonio Werli, François Monti Monstruaire serait-il une note de bas de page à la publication simultanée de Pont de l'Alma, le stupéfiant nouveau roman de Julián Ríos ? On serait tenté de le croire, d'autant plus qu'il s'agit d'une réédition d'un livre déjà paru en 1998. Mais ce serait une erreur, et pas seulement car il s'agit d'une version revue, corrigée et augmentée. * Pont de l'Alma partage des personnages avec Monstruaire : Emil Alia, son narrateur, et Victor Mons le peintre dont l'œuvre fascinée par le monstrueux est au centre du livre aujourd'hui remonté et remontré. Pont de l'Alma et Monstruaire sont aussi, comme une large partie de l'œuvre de Ríos et singulièrement celle des années '90, des livres sur la peinture. Et des livres sur la mort. Et des machines à histoire. Monstruaire, on pourrait dire qu'il s'agit d'une étape capitale sur la route qui mène Ríos de Larva à Pont de l'Alma, c'est-à-dire d'un passage d'où le mot et la langue sont rois absolus et créateurs de toutes coïncidences vers là où ce sont les faits, les dates, les vies qui deviennent source de coïncidence [1]. Mais dire ceci, même si c'est juste, ce serait faire une lecture utilitariste d'un livre qui, répétons-le ne vaut pas moins que Pont de l'Alma car moins long, plus vieux et (re)publié en même temps [2]. Même en temps de crise, la littérature n'est pas une discipline économique. * Cela s'ouvre sur ce personnage de peintre hallucinant, Victor Mons, momifié dans des bandelettes, après un accident. On serait même tenté d'interpréter pour faire suite à ce qui a précédé : rafistoler, rabibocher un personnage et tout ce que ça brasse pour remonter & remontrer un monde nouveau, qui vient d'un ancien. Mais la momie Mons qui se réveille et cherche à voir, en réalité écarte les bandelettes qui lui entourent la tête et comme dans une vision panoptique dévoile les images mentales et souvenirs qui vont lui permettre de comprendre ce qui c'est passé trois jours auparavant dans son domaine-atelier-monde d'Enfer. La plongée de Mons dans sa propre mémoire - à la mesure de ses connaissances (ou celle d'Emil Alia le narrateur) - suit comme la course circulaire et courbée de son accoutrement de blessé freak. La bande ou bobine n'est pourtant que l'une des deux formes qui permettent à Rios de construire et raconter : la seconde, c'est le cadre, opposition délimitante et rigide à la boucle de gaze mouvante et sans fin. Cadres narratifs, cadres des tableaux, cadres de portes et de fenêtres, cadre de la langue... La puissance du livre est d'emmener son lecteur dans un parcours en poupées russes à histoires sur la bande de cette mémoire infatigable et intarissable. L'accident qui transforme Mons en "la Momie ou bien l'Homme Invisible" se situe chronologiquement trois jours avant, mais narrativement à la fin du livre. On remonte, on remonte. On remonte une histoire de l'art et de la littérature, des quantités de références et influences, de clins d'oeil et d'allusions, de caches et d'expositions, qu'il serait absurde de vouloir recenser et référencer. Bien mieux se laisser porter. La puissance de Rios (en prime d'une langue parfaite, riche et pleine d'invention, et d'une imagerie forte, sans parler de cette érudition pleine de surprises et d'humour) se situe aussi dans cette composition fine, en exposition, monstration, démonstration, dévoilement, restitution. Dix chapitres qui ont chacun leurs spécificités et rôles, et qui fonctionnent comme un tableau contenant des tableaux qui contiennent eux-mêmes d'autres tableaux, sans pour autant jamais jouer l'abstraction ou la théorisation froide du texte. A ce propos encore, le sensuel, le charnel ont une part non négligeable dans l'affaire, et l'humour, je l'ai déjà dit, qui donne une dimension toute humaine, chaleureuse et rabelaisienne au texte. * Evidemment, le tour de force est de rendre authentiquement belle l'oeuvre picturale imaginaire de Victor Mons, et de provoquer l'affligeante frustration du lecteur qui serait prêt à se brûler les yeux pour avoir désiré la contempler. * Coïncidence mineure 1° : Le jour où j'achève Monstruaire, je dois me rendre pour une réunion littéraire à la Maison Kammerzell à Strasbourg, où dinèrent aussi Eva et Victor lorsque Monstruaire s'achève. En plus de l'ambiance festive et allègre qui rappelle le ton et les excès des personnages – bons vivants comme il se doit –, on évoque et feuillette le Matricule des Anges de janvier qui lui consacre un splendide dossier, qui couplé à celui de Chronicart (évoqué plus bas) dresse un beau portrait de l'auteur. "De Mons en Enfer", cette dernière partie du roman se déroule en Alsace et l'imagerie développée comme un fou délirant dans les tableaux de Mons coïncide à merveille avec cette reproduction qui est étrangement (pour un livre sur la peinture - ou peut-être pas si étrange) la seule du livre : L'Enfer de Memling que l'on peut visiter au Musée de Strasbourg. Mais Strasbourg n'est qu'une ville citée parmi d'autres, et le tour d'Europe de Rios dans Monstruaire se compose de mille lieux, hôtels, restaurants et cafés... et comme nous pouvons le voir, chacun peut mener sa barque pourtant toujours précédée du charon Rios qui dirige d'une main de maître. Le monstre créateur - Julián Ríos - Monstruaire (Tristram - 2010 Trad. Geneviève Duchène) par Antonio Werli, François Monti Coïncidence mineure 2° : En Monstruaire, Ríos monte une formidable machine à histoire dont l'un des joyaux est sans aucun doute La dame blanche du Métropole. Le Métropole est un emblème de la ville de Bruxelles, un de ses plus beaux hôtels dont la terrasse souffre cependant de donner sur la très laide place De Brouckère. Une certaine Rosa Mir (je ne dirai rien quant à mes propres liens avec ce prénom, qui n'est pas qu'une chanson de Brel évoquée pas Ríos, bien entendu), ancienne violoniste prodige, grande collectionneuse d'art, vit d'hôtel en hôtel depuis qu'un incendie a détruit sa maison et tué son mari. Devenue claustrophobe, elle ne passe pas ses nuits dans une chambre mais bien dans un corridor. C'est là que Mons tombe dessus la première fois. Je me souviens des couloirs du Métropole en mai dernier. Tout comme Mons, j'y titubais après quelques coups de trop un soir de festival littéraire. Je n'y ai pourtant pas vu Madame Mir. Sans doute se trouvait-elle alors dans un autre hôtel, le Majestic de Barcelone peut-être. Toujours est-il que, intrigué, Mons finit pas apprendre l'identité de la dame blanche et rentre en affaire avec elle, lui vendant plusieurs œuvres. Plus que les descriptions – splendides de bout en bout du livre – des travaux de Mons, ce qu'on retiendra ici c'est la chambre de Rosa : elle n'y passe pas la nuit mais dans chaque ville, avec ses achats, elle assemble un musée temporaire, une musée particulier, une collection éphémère. C'est cette galerie secrète qui est belle. Et, comme chacun le sait, les musées ne sont effectivement pas des endroits où dormir. Qui pourra dire si Mir se sert ainsi de sa chambre car elle ne peut y dormir ou si c'est l'inverse qui se passe ? Coïncidence mineure 3° : Une évocation qui tient à peine sur deux pages. Il n'aurait pas su échapper à Ríos qu'alors même qu'il travaillait sur les monstrueuses peintures de son Mons de peintre, un homme monstrueux travaillait sur les femmes de la ville de Mons en Belgique. Le dépeceur de Mons a, fait-divers tristement réel, tué, découpé et essaimé dans des sacs poubelles cinq femmes en ‘97-98. Voilà qui ne pouvait qu'intriguer Victor Mons. Il se peindra d'ailleurs, poubelles à la main, à l'ombre de la collégiale montoise. Ríos confie ce mois-ci à Chronic'art sa volonté de bâtir un monde à travers sa fiction. Belle ironie alors que celle-ci : quelques semaines après la publication de son dossier Monstruaire révisé, le trop réel dossier du dépeceur rebondissait et un suspect était arrêté [3]. Si on compare les deux versions françaises de Monstruaire, ce qui frappe ce sont ce qui ressemblent à d'énormes différences de traduction (et elles sont pour le mieux), une peu comme si – mais on se trompe peut-être —, il s'était agi de faire surgir un peu plus la beauté parfois cachée de ce texte. On notera que l'interrogatoire du monstre suspecté de Mons fait notamment suite à d'ancienne dénonciations enterrées dans le dossier jusqu'à révision. Enfin, un avertissement : un poète local qui avait écrit sur les meurtres s'était, en son temps, vu inquiéter. Rien de tel n'est arrivé à Ríos mais qu'il fasse attention : à force de bâtir des mondes fictionnels, le monde réel peut parfois mal le prendre et y réagir… * Dans un article écrit il y a quatre ans, Juan Goytisolo a dit de Monstruaire qu'il mettait en scène des artistes « dont la fiction est une forme supérieure de réalité ». C'est tout particulièrement le cas de Mons « dont le goût pour les monstres est le fil conducteur de ce roman fécond et stimulant de la culture urbaine ». Faut-il voir un hasard dans l'écriture de ces mots par un écrivain dont une des créations les plus spectaculaires n'est autre que « le monstre du sentier » ? Le monstre créateur - Julián Ríos - Monstruaire (Tristram - 2010 Trad. Geneviève Duchène) par Antonio Werli, François Monti Coïncidence majeure ? : En novembre dernier eut lieu à Madrid un congrès littéraire sur le thème du monstrueux. Il rassemblait des écrivains tour à tour qualifiés de nocilleros, afterpop ou mutants. Plusieurs des participants (si pas la majorité) ont bénéficié du soutien de Goytisolo et de Ríos (plus discret dans son cas : il ne bénéficie pas de la plateforme médiatique ou de l'odeur de souffre goytisolienne). De Goytisolo et Ríos à Sierra, Ferré ou Juan-Cantavella, c'est une histoire alternative de la littérature espagnole, une branche rebelle et minoritaire qui prend pourtant sa source dans le père de tous les romanciers ibériques – les mauvais comme les bons — : Miguel de Cervantès Saavedra. Le congrès s'est ouvert par une présentation spectaculaire à charge de Germán Sierra sur l'évolution de la figure du monstre – en littérature, du monstre métaphysique de Shelley à celui d'aujourd'hui, de plus en plus dépourvu de métaphysique. D'une certaine façon, Monstruaire développe le monstrueux de la création, dans toutes les facettes de cette généalogie mise-en-scène à Madrid il y a quelques mois. Il n'y a donc, pour ce lecteur-ci, guère de plus belle coïncidence que la suivante : la première édition de Monstruaire date de 1998, soit peu avant le lancement de carrière de pas mal de ces jeunes espagnols dont je n'ai de cesse de causer ; sa republication en 2010 débarque alors qu'un beau paquet de ces petits gars appartient – enfin – au catalogue des grands éditeurs. Et bien entendu, le plus important : le Monstruaire de 2010 est une œuvre bien plus belle que sa première version, tout comme les derniers romans de Ferré, Juan-Cantavella, ou Sierra sont des livres plus puissants et ambitieux que ceux d'il y a dix ans. Ríos ne cesse de murir et la publication coup sur coup de ce roman révisé et de Pont de l'Alma montre à quel point il continue d'être un écrivain essentiel. Dans son ombre (en France avant tout, puisqu'ils y sont inédits), d'autres écrivains passionnant arrivent. Et ça, enfin, ce n'est pas un hasard : il y a eu Goytisolo et Ríos – ainsi que les Schmidt ou Pynchon que celui-ci a fait publier en Espagne – pour montrer la voie.

[1] Ce qui veut bien évidemment pas dire que les faits n'ont aucune importance dans Larva et la langue aucune dans Pont de l'Alma (Dieu m'en préserve !), on parle de prédominance.

[2] Et presque systématiquement évoqué en bas de page ou en encadré ou au détour d'un article sur son frère d'impression.

[3] Il est fort probable qu'il ne s'agisse, encore une fois, que d'une fausse piste.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Fric Frac Club 4760 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine