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Yves di Manno, au Petit Palais, Paris, le 24 février 2010 : 2. avec Isabelle Garron

Par Florence Trocmé

Autour d’Yves di Manno et de Objets d’Amérique. 2.
Isabelle Garron

Poezibao poursuit avec ce second volet la publication des interventions autour du livre Objets d’Amérique d’Yves di Manno (rencontre du Petit Palais, le 24 février 2010) – lire ici la première contribution (par Martin Rueff)

Les objets d’am. ou l’invention d’Y.d.M
Texte ( premier) à lire

en face il y a
quelques jours - je
visitais « Personnes »
& les archives du cœur
   
d’où en d’autres termes
possiblementle motif
de mon propos.son
- exposition inverse
ig

« Les Objets d’Amérique » auraient peut-être pour vocation seconde de donner accès àcertaines des conditions d’existence de l’œuvre d’Yves di Manno. Forme médiatrice exemplaire entre un auteur et sa propre écriture, c’est ainsi que je compris tout d’abord l’ouvrage et entrais non sans vertige et précaution dans les forges de sa complexité.
   
J’ai choisi de partager avec vous aujourd’hui l’esquisse jetée de trois impromptus de lecture en vue d’introduire ce que je ne sais encore nommer.
   

Di manno et garron
 En exergue de mon propos j’ai souhaité lire cette citation extraite de l’entrevue de Nantes, p. 131 des Objets,comme premier tracé au sol du paysage mental que je vois se dessiner depuis l’extérieur où je me trouve. Un extérieur qui fonctionne souvent dans cette œuvre comme l’espace retourné d’un regard intérieur, dont la distance soudain pourrait s’évaporer au détour d’une phrase, au sommet d’un vers, laissant place à l’intime d’une autre vision jusque là ignorée.
« Il me semble toutefois qu’au fond de mon projet considéré dans son ensemble, il y a une narration cachée. Je peux le formuler si vous voulez ainsi : c’est un récit que je cherche – à dévoiler »Yves di Manno, l’entrevue de Nantes, entretien avec David Christofel, p. 131
   
   
   
Impromptu 1. L’Il(e) d’où je parle

« Ce que j’aime par dessus tout c’est aller visiter les autres îles »
Georges Oppen, Ballade, Les objets, p. 104

D’où je parle, il serait question d’évoquer avec lui au travers de cet ouvrage, ce qui motive Yves di Manno à s’inscrire d’un point de vue à la fois créateur et critique, sans prétention de certitude et pourtant avec détermination, parmi l’archipel incertain des observateurs qui tentent de comprendre ce qui advient aujourd’hui dans le champ poétique contemporain.
   

Di manno, table avec les 4
Il s’agit – grâce à cette parution, sans avoir de réponse – de nous interroger ensemble en profondeur et d’une manière nouvelle sur
- quels travaux ainés pourrions-nous nous appuyer à travers le monde pour penser celui-ci habitable,
- quelles œuvres pourrions-nous directement reconnaître comme matière première,
- quelles prises de risques pourrions-nous partager ou échanger dans la pratique de l’idée d’un poème que nous souhaitons mener, en explorant des formes, en traduisant des langues et des choses vues, en étant simultanément dans l’époque et contre sa fixité satisfaite.
    
D’où je parle aujourd’hui, il est parallèlement question d’amitié souveraine envers Yves di Manno, de ma reconnaissance exprimée dans l’hommage, pour l’exemple d’écrivain qu’il incarne, à tenir droit malgré les temps rudes, dans cette invention qui le caractérise d’un cadre théorique a-typique. Un cadre où personne ne donne ni ne reçoit de leçon, mais bien davantage est invité à débattre dans le sentiment aigu d’une langue à faire émerger. Une langue qui ne paraitra semble-t-il qu’aux confins d’une conversation inépuisable, toujours nourrie par l’ouverture de l’expérience à des vivants libres de se fréquenter, et oserai-je ajouter heureux de se fréquenter - valeur fondamentale du Collège invisible qu’il défend.
          
          
          
Impromptu2. les objets d’Amérique / les objets d’am.
    
Dans la dynamique de ma lecture, j’ai relu en parallèle (allez savoir pourquoi ?) le brillant essai de Sally Price « Art Primitifs, regards civilisés ».Dans la préface de Maurice Godelier, je retiens cette assertion :
    
« l’histoire et la signification d’un objet ne s’arrêtent pas à ses premiers commencements ni à ses premiers usages. Car un objet, lorsqu’il sort de sa société d’origine revêt toujours des sens nouveaux projetés sur lui à différentes époques par différents publics qui se l’approprient à leur façon. On ne peut contester sans tomber dans le mysticismeque les objets d’art possèdent une force et un secret. Le secret est simple à définir. Un objet c’est du sens matérialisé dans la forme et attaché à elle dès sa naissance.Mais le fait est – et c’est là le problème – qu’une forme peut toujours se détacher de son sens ordinaire et revêtir des sens nouveaux qui n’ont rien à voir avec les intentions qui lui ont donné naissance. »

    

Di Manno et S gouttebaron
 Cet extrait me semble tout particulièrement correspondrepour aborder les objets d’Amérique rassemblés par Yves di Manno. Ce livre reprenant traductions de poèmes et essais sur les auteurs américains du XXe qu’il fréquente assidument – traite en effet /ce me semble/ des œuvres attestant depuis leur origine d’un « sens matérialisé dans la forme ». Ce parti prisesthétique réunit des auteurs, qui certes avaient pour la plupart participé à l’aventure désignée de la « poésie objective », mais plus encore rapproche une communauté d’outre atlantique plus empiriquementconstituée, composée de poètes ayant fondé leur travail sur « la force et le mystère » de leurs objets,dont la matière extraite de leur réel est le sujet même de chacun de leur projet, et cela depuis leurs commencements.
   
Yves di Manno aborde donc par le continent Amérique ce « qu’écrire et lire un poème peuvent signifier » pour l’écrivain et son double. Il aborde l’émergence en rupture de ces écritures par rapport au contexte qui les détermina, les distinguant ainsi de travaux ne prenant pour seul risque qu’une remontéepassive de la tradition.
Je cite Yves : « Puisqu’au mystère qu’il déterre dans la trame du rêve et du réel, le poème pour advenir se doit d’associer l’élan tangible d’une forme en gestation perpétuelle : ce que choisissent d’ignorer ceux qui réfutent sa spécificité formelle, la versification moderne dont il est aujourd’hui l’héritier. » Printemps tardif, Les Objets, p. 52-53
    
Sa posture entend donc décrire un acte ;un récit composé d’actes. – une chorégraphie de gestes en somme sur le motif – étant donné.
Elle va jusqu’à rapporter en fin d’ouvrage une histoire de la poésie américaine,qualifiée « d’épopée entravée » par son auteur. Entravée sans doute parce qu’encore trop subjective. Il faudra la revoir, élaguer progressivement cet empêchement de soi à soi toujours à déconstruire, à neutraliser. Un processus qu’Yves di Manno en vient à maitriser, qu’il reconduit pour chaque récit reconstitué dont il a le secret des composantes, jusqu’à parvenir à en faire ses objets / des objets .
Personne n’est dupe. L’idée d’entrave induit une forme d’échec, la formule venant conjurer la critique du dehors. Une histoire trop courte, comme le travail mal ajusté du tailleur approximatif. Mais l’entrave est aussi pause ici. Elle n’exclut pas le rebond. Bien au contraire, elle fait levier. Et comme une proposition a-historique nécessaire, suspendue à d’autres impératifs, à d’autres temporalités, le poème de Rachel Blau du Plessis (Image persistante) en initie instaure le nouveau dégagement, qu’en fond de tableau Yves di Manno appuie d’une promesse, celle d’un livre . une promesse dérivée / empruntée cette fois à la formulation répondant au nom de Robert Walser.
    
« image persistante », poème de Rachel, le titre parle.
Il est ce jeu rituel que nous (écrivains) nous connaissons ; - jeu reconduit contre toute attente en fin de l’Histoire de la Poésie d’Am, en signe lapidaire déterminant d’un fronton imaginaire. L’auteur cherche le choc. Il réaffirme dans le surgissement. Un surgissement qui débouche sur le dit d’une terre sans nom – la seule promise pour horizon.
    
Ainsi ce serait par la voix d’une femme qu’il choisit de clore sa tentative épique de narration d’un champ américain. Une femme à qui il remet en quelque sorte le rôle d’annoncer dans le reflet de son chant le « no man’s land » (titre du futur livre annoncé en ouverture) déjà en préparation. « Sans plan/ Cette terre/ n’a pas de nom » dit le poème.L’oracle nous prévient en quelque sorte : car sous une forme inverse ( no man’s land / la terre de manno) , à nouveau inventée, ce sera le spectre d’une identité anglophone, contre la sienne une fois encore, à rejouer aux dés.
    
    
    
Impromptu trois : La longue route – l’âme des objets
    
Outre la publication de poésie et son action de directeur de collection, on rappellera les ouvrages antérieurs qui balisent autrement son engagement pour une lecture non conforme des tensions esthétiques qui décrivent la vision moderne du fait-poème : 1995 /La tribu perdue - 1999 / Endquote, digressions, 2000 / Traduction des Variations Lorca de Jérome Rothenberg , 2002 / direction de la traduction collective des Cantos d’Ezra Pound, 2005/ traduction revue de Paterson de W.C.Williams , 2008 / traduction augmentée des Techniciens du Sacré de Jérome Rothenberg .
    
Di Manno lisant
 De tous ces ouvrages Endquote s’avère clairement l’écho antérieur le plus directement relié aux « Objets d’Amérique. ». 10 ans séparent les deux assemblages de textes poétiques et de chroniques. Je laisserai à la portée de votre méditation les dernières lignes de ce livre : « Relisant Paul Nougé, bien des années plus tard, je mesure à quel point la réalité, pour s’avérer déchiffrable, se doit d’être ainsi perpétuellement inventée ».Cette réflexion venait clore le récit d’une scène emblématique de révélation pour le poète ; une scène d’explicitation.
    
Ainsi dans l’expression de cette tension entre décryptage du réel et la nécessité d’en créer de toutes pièces les contours, cette assertion donne à considérer – sous cet angle aussi – ce qui se trame dans les objets d’am. Dans les objets d’am. on doit lire un retour sur les principes fondateurs d’une vérité qui ne demande pas moins à l’esprit de poète qu’un acte créateur inédit pour tenir dans la durée de sa projection littérale sur le réel(voix off : revoir les questions autour du vers projectif d’Olson et l’incroyable édition d’Auxemery, à La Nerthe éditeur, 2009)
   
Les objets d’Amérique sont des œuvres découvertes, et ici relues dans leur matière, dans les marges des commentaires et des traductions. Di Manno en double le sujet. Il nous présente en 2010 sa relecture des œuvres autant que celle de son parcours personnel. Il s’invente soi, migrant depuis la force et le mystère des expériences fondatrices, vers d’autres saisons (d’enfance et des débuts de son travail) enfin lisibles : je veux parler des dix autoportraits qui ouvrent les Objets. Dix ans, dix autoportraits. Seront disposés plus tard p. 99 du corpus des objets (de manière axiale à n’en pas douter) dix poèmes de Georges Oppen.
   
De l’autoportrait comme poème n’est pas impossible. Du poème comme autoportrait, le reflet nous semble bien davantage acquis. Nous rentrons dans le vif du sujet, au cœur des objets d’am, dans l’ombre portée d’une présence qui se déclare paradoxalement dans l’anonymat graphique du signe qui se déchiffre (« 10 » ou « x »). N’évoque-t-il dans l’autoportrait IX, Endquote et le début d’une vie impersonnelle ? Le dernier vers de cette série de poèmes d’Oppen ne parle-t-il pas du « peuple caché » ?
   
Isabelle garron
 Il nous apparaît ainsi, à quel point l’ouvrage composé véhicule autant objets chargés (de la tribu disséminée), issus de rituels et de cérémonies fécondes des commencements d’un monde sensible et sans nom. Nous avançons, hors de tout appartenance, réalisant avec lui la traversée d’un continent, où l’âme des errants continue d’abonder dans le sens, réinitialisant sans cesse le lieu et la formule. Soit - la non-leçon rimbaldienne soudain en logique implacable, ici expérimentée dans une sorte dedéroulé naturel, et par lequel Yves di Manno reconduit l’expérience autant que la preuve objective du profond déplacement qu’il y a - au fait de faire poème, hors de soi – absolument. (les extraits à ce sujet ( !) seraient nombreux à égrener)
   
Pour exemple et pour conclure, relisons les mots de Robert Duncan, traduits par YdM et qu’il n’aura –ainsi à prononcer en son nom propre. Des vers qui, traduits dans la langue avec laquelle Yves écrit, pose ce me semble clairement l’écho d’une autre terre d’asile possible pour le poème que lui-même autrefois a commis (voix off :car le meurtre, à tout le moins le forfait : comme paradigme, à développer)
Écoutez d’abord le titre du poème de Robert Duncan traduit par YdM : « Il m’est permis de regagner un champ ». Et puis les vers du début : « Comme s’il s’agissait d’une construction de l’esprit qui n’est pas mien, mais mienne / Construction, si proche du cœur, pré éternel dans le repli de toute pensée en sorte qu’une salle s’y déploie / construction née de la lumière / d’où les ombres qui sont formes s’écroulent ».
Champs : terme emblématique de l’écriture d’YdM s’il en est – En 2003 le recueil « un pré », bougeait une fois de plus l’objet. L’idée s’est maintenue dans l’image seul l’usage peut-être aura changé.
   
Cet extrait précisément pour tenter un instant encore de partager avec vous la virtuosité avec laquelle Y di Manno cherche un lien dans l’alchimie visible de la surimpression des langues
Car ce champ n’était-il pas déjà le sien au moment choisi d’en découvrir cette autre expression de lui même ?
   
Je remets entre vos mains maintenant « l’infra-mince » d’un tel glissement grammatical (« mien/mienne »), qui édifie - dans le trouble du genre d’abord, - dans la clarté de l’explicitation des caprices de la pensée ensuite, ce que je désignerai comme cette « semblance » (voix off : à un objet près) du lieu physique et sentimental que trace son poème. Un poèmeoù se font et se défont tour à tour espoirs et désespoirs de leur auteur, soumis aux aléas d’un charme, de charmes, dont il rend compte – œuvre après œuvre - en témoin dépossédé de la version première des paroles qui lui donnèrent de vivre en quelque sorte en passeur de gué, - autrement dit entre deux terres étrangères.
   
   
par Isabelle Garron
24 février 2010 – au Petit Palais.

photos @Florence Trocmé, de haut en bas, photo 1, Yves di Manno et Isabelle Garron, photo 2, de gauche à droite, Isabelle Garron, Stéphane Bouquet, Yves di Manno et Philippe Beck, photo 3, Yves di Manno et Sylvie Gouttebaron, photo 4, Yves di Manno lisant, photo 5, Isabelle Garron (les photos sont agrandissables par simple ou double clic)


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